Après le discours du pape François : Pour un désarmement nucléaire unilatéral de la France

Le pape François, dans ses récents discours à Nagasaki et Hiroshima, a fermement condamné la possession de l’arme nucléaire. Pas seulement l’emploi éventuel, comme l’avaient fait ses prédécesseurs, mais la possession, considérant qu’elle est “un crime contre l’homme et sa dignité, mais aussi contre toute possibilité d’avenir dans notre maison commune”. Cette prise de position du pape est historique. Elle invite chaque Etat détenteur de l’arme nucléaire à se poser la question de son maintien, tant les armes nucléaires font peser un danger mortel sur l’avenir de l’humanité. 

En France, la dissuasion nucléaire est encore un sujet tabou. Les responsables politiques, de droite comme de gauche, depuis cinquante ans, manient la plus parfaite des langues de bois à son sujet, dans un déni insistant et désespérant des enjeux éthiques, politiques et stratégiques que posent l’existence de ces armes de destruction massive. Ce faisant, les citoyens français n’ont jamais eu la possibilité de s’exprimer et encore moins de se prononcer sur la possession de cette arme de destruction massive.

La dissuasion nucléaire est devenue au fil des ans un objet sacralisé, une idole qui relève de la foi et non de l’esprit raisonnable. « La croyance des hommes en l’arme nucléaire, analyse Jean-Marie Muller, comme symbole de la puissance est l’un des plus formidables envoûtements auquel l’humanité ait jamais succombé. Il signifie l’aliénation de la conscience, l’asservissement de la raison et s’apparente à un véritable ensorcellement1« . Cette croyance irraisonnée en la dissuasion nucléaire a justifié et justifie encore aujourd’hui le gaspillage de dizaines de milliards de francs et d’euros, sans que jamais un débat digne de ce nom n’ait eu lieu sur la place publique. Le budget annuel consacré à la dissuasion nucléaire est de 3,3 milliards d’euros.

Un moyen criminel de terreur

L’arme nucléaire n’est pas un moyen légitime de défense, mais un moyen criminel de terreur, de destruction, de dévastation et d’anéantissement. Toute la réthorique de la justification de la dissuasion nucléaire se heurte à cette évidence que les hommes politiques veulent occulter : l’usage de l’arme nucléaire est littéralement impensable car il implique la mort de milliers et de millions de civils innocents.  » Il est remarquable, écrit Muller, que les responsables politiques qui justifient la dissuasion nucléaire envisagent sereinement la possibilité de l’emploi de l’arme nucléaire sans prendre aucunement en considération quelles seraient les conséquences absolument dramatiques de ces frappes nucléaires pour les autres et pour nous-mêmes, pour la terre et pour l’humanité. Ils sont dans le déni le plus total de la réalité des destructions illimitées qui seraient provoquées. Ce déni les conduit à faire preuve d’irresponsabilité. »

Pourtant, depuis plusieurs années, les responsables politiques français de droite et de gauche n’ont pas hésité à affirmer que l’arme nucléaire était justifiée dès lors qu’elle était une arme de non emploi destinée à dissuader quiconque voudrait s’attaquer aux intérêts vitaux de la France. Cette justification est en réalité une « contre-vérité ». Car, explique Jean-Marie Muller, si « la dissuasion n’est pas l’emploi, elle est l’emploi de la menace, et l’emploi de la menace comporte directement la menace de l’emploi ». Si l’emploi de l’arme nucléaire est criminel, il en est de même de la menace. C’est ainsi que les Nations Unies ont reconnu que « tout emploi ou toute menace d’emploi des armes nucléaires constituerait une violation de la Charte des Nations Unies ».

Aujourd’hui, les responsables politiques français envisagent clairement le recours à l’emploi des armes nucléaires par des « frappes d’avertissement », sans imaginer une seconde les conséquences désastreuses d’un tel recours, même « limité » comme ils l’affirment. L’emploi de l’arme nucléaire ne peut être raisonnable, car sa finalité n’est jamais raisonnable. La finalité de l’arme nucléaire est la destruction. Tout emploi de l’arme nucléaire serait bien sûr un crime contre l’humanité et la civilisation car il signifierait la mort de milliers et de millions de civils innocents.

L’infaisabilité de la dissuasion nucléaire

Au-delà de l’argument éthique, pourtant décisif, il nous faut déconstruire la doctrine stratégique de la dissuasion. Qui la dissuasion dissuade-t-elle aujourd’hui ? Quels sont nos ennemis qui seraient dissuadés par nos armes nucléaires ? Aucun responsable politique ne répond clairement à cette question. Et pour cause. Si la menace est essentiellement d’ordre terroriste, en quoi nos armes de destruction massive nous protège-t-elle de cette menace ? Mais le plus grave est l’infaisabilité de la dissuasion nucléaire qui met à bas toute les doctrines qui prétendent qu’elles protègent la France.

Sur ce point, il faut se rappeler les propos de l’ancien président de la République, Valéry Giscard d’Estaing, qui, dans ses mémoires, témoigne que face à une invasion soviétique, il aurait été dans l’incapacité de donner l’ordre d’utiliser les armes nucléaires. Ces mots sont sans ambiguîté : « quoi qu’il arrive je ne prendrai jamais l’initiative d’un geste qui conduirait à l’anéantissement de la France ». Il avait parfaitement conscience que ce geste aurait entraîné des représailles terribles pour la France. Dit autrement, il aurait été dissuadé de dissuader…

« C’est précisément parce qu’elle ne sert à rien, affirme Jean-Marie Muller, qu’on a le loisir de croire qu’elle sert à quelque chose. C’est seulement au moment où l’on voudrait s’en servir qu’il faudrait se rendre à l’évidence qu’elle ne peut servir à rien. La pile Wonder, disait naguère la publicité, ne s’use que si l’on s’en sert ; la dissuasion nucléaire, elle, ne sert que si l’on n’en use pas. Étant inutilisable en temps de guerre, elle est évidemment inutile en temps de paix. » Il faut donc s’en convaincre, l’arme nucléaire est inutilisable. Elle est donc inutile. La conclusion s’impose : la dissuasion ne nous protège absolument pas des menaces qui pèsent sur notre pays, mais son existence est un facteur agravant de menace pour l’humanité. Elle est une menace pour nous et les autres.

La monarchie nucléaire

La dissuasion nucléaire est-elle compatible avec la démocratie ? La stratégie de la dissuasion nucléaire, c’est la concentration suprême du pouvoir. On se souvient de la formule de François Mitterrand à la télévision : « La pièce maîtresse de la stratégie de dissuasion, c’est le chef de l’Etat, c’est moi ». La mise en oeuvre du feu nucléaire repose sur la décision d’un seul, le président de la République qui dispose d’un pouvoir personnel comme jamais aucun monarque abolu n’en a possédé. Il a sous ses doigts une force capable d’exterminer des dizaines de millions de personnes ! Cette éventuelle décision solitaire et totalitaire d’utiliser l’arme nucléaire n’est pas compatible avec la Constitution. Son article 2 qui définit le principe de la République « Gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple » contrevient à l’idée qu’un seul homme puisse avoir droit de vie ou de mort sur tout un peuple, si nous considérons que l’usage de la force nucléaire pourrait entraîner des représailles dramatiques pour le peuple français. Cette décision irait donc à l’encontre des intérêts du peuple français et est incompatible avec les principes de la République définis dans l’article de 2 de la Constitution.

Ce pouvoir exhorbitant, jamais le peuple n’a été consulté pour le lui attribuer. Ni même le Parlement. C’est le général de Gaulle qui s’est lui-même attribué ce droit. Pendant une période de pleins pouvoirs, le 14 janvier 1964, il prit ce décret n° 64-46 que tout le monde ignore aujourd’hui : « Le commandant des forces aériennes stratégiques est chargé de l’exécution des opérations de ces forces, sur ordre d’engagement donné par le président de la République, président du Conseil de défense et chef des armées ». Ce décret ne concerne que les forces aériennes car à l’époque seuls les Mirage étaient opérationnels. Mais depuis, concernant les missiles nucléaires, c’est le vide juridique. Il est à noter que ce décret empiète sur l’article 20 de la Constitution qui déclare que le gouvernement « dispose de la force armée ». Et l’article 21 qui indique que le Premier ministre est « responsable de la défense nationale ».

L’exigence d’un désarmement nucléaire unilatéral

Certains, convaincus de l’immoralité, de l’illégitimité et de l’infaisabilité de l’arme nucléaire, prônent un désarmemement multilatéral, négocié, contrôlé, progressif. Il s’agit d’une incantation pieuse, qui n’a aucune prise sur la réalité. Si on analyse le contenu des nombreuses conférences et négociations internationales, ainsi que les multiples traités sur le désarmement, cela n’a jamais abouti à un début de commencement de désarmement mondial… Ainsi lors de la conférence de Paris d’examen du Traité de Non-Prolifération (TNP) des armes nucléaires en 2010, les cinq puissances nucléaires se sont mises d’accord pour poursuivre leurs discussions et tenter de se mettre d’accord sur un vocabulaire commun. Une véritable « farce » (l’expression est de Desmond Tutu), si l’on considère qu’il y a quarante ans, le TNP leur faisait obligation de  » poursuivre de bonne foi et de conclure des négociations conduisant au désarmement nucléaire » ! Les pays détenteurs de l’arme nucléaire n’ont de cesse de justifier leurs investissements, de moderniser leur arsenal nucléaire, tandis qu’ils s’efforcent d’interdire l’arme nucléaire aux pays non détenteurs qui crient à l’injustice.

Le désarmement mondial, multilatéral, reste hors de portée. Jamais les Etats détenteurs ne parviendront dans un avenir proche à se mettre d’accord tant leurs intérêts particuliers divergent. De plus, il n’existe aucune autorité mondiale, supranationale pour imposer l’application d’une éventuelle décision d’élimination des armes nucléaire aux Etats détenteurs. L’arme nucléaire reste une arme nationale. La décision d’y renoncer ne peut être qu’une décision unilatérale, prise sous la pression du peuple. C’est pourquoi Il nous faut plaider pour un désarmement nucléaire unilatéral, c’est à dire l’annonce par la France de son renoncement à la dissuasion nucléaire. Il est hypocrite de demander aux autres de désarmer si l’on n’a pas la volonté de le faire soi-même… Il s’agit d’une décision politique qui implique de refuser abolument de consentir au crime nucléaire. Le désarmement nucléaire ne se réalise pas par étapes, il se réalise en récusant la doctrine qui justifie la possession, la menace et l’emploi des armes nucléaires.

Cependant, il est vain d’attendre que l’Etat s’engage dans cette résolution tant la « mentalité nucléaire » imprègne les esprits, au-delà de toute rationalité. Il appartient alors aux citoyens français de se mobiliser, car si ceux-ci n’ont aucune prise directe sur le désarmement mondial, ils ont une prise directe sur le désarmement français. A terme, il s’agit de contraindre les décideurs politiques à organiser un référendum qui permettra un véritable débat sur l’avenir de la dissuasion nucléaire. Les citoyens doivent prendre la parole pour demander l’organisation d’un référendum d’initiative populaire.

Depuis l’existence de la bombe française dans les années soixante, des voix prestigieuses se sont élevées pour la dénoncer, la condamner, la récuser, la délégitimer. Jean Rostand, Georges Bernanos, Albert Camus, Albert Schweitzer, Claude Bourdet, Lanza del Vasto, Théodore Monod ont eu des propos lucides, courageux, parfois solitaires avec un engagement fort contre l’arme atomique de leur pays. Aujourd’hui, les clercs, les intellectuels sont totalement silencieux sur cette question. Ce silence ne vaut-il pas acceptation ? N’est-il pas temps de ne plus nous accomoder de la préméditation du crime nucléaire ? Les sages paroles du pape François nous obligent à sortir de notre silence.

Il est temps en effet, surtout à l’heure où chaque euro compte, mais aussi à l’heure où les menaces s’intensifient aux quatre coins du monde, que la France ose un geste de courage et de prestige pour la paix qui aurait un « retentissement cosmique », selon l’expression de Théodore Monod. « En définitive, à regarder les choses sereinement, écrit Jean-Marie Muller, il semble raisonnable de penser que pareille décision constituerait un événement dont la portée internationale serait considérable. Non seulement, le renoncement à l’arme nucléaire ne porterait pas atteinte à la « grandeur de la France », mais c’est tout le contraire qui se produirait. Comment ne pas croire qu’il en résulterait un surcroît de prestige – non illusoire cette fois – pour notre pays ? Sans nul doute sa capacité de faire entendre sa voix dans les grands débats de la politique internationale ne serait non pas affaiblie mais fortifiée. On peut gager que partout dans le monde des femmes et des hommes salueraient la décision de la France comme un acte de courage qui leur redonne un peu d’espérance. »

Depuis plusieurs mois, le Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN) a lancé une campagne pour que la France signe et ratifie le Traité d’Interdiction des Armes Nucléaires qui a été approuvé par 122 pays à l’ONU en juillet 2017. La France avait boycotté les négociations et refuse toujours de le signer comme les autres grandes puissances nucléaires. Une pétition est en ligne, ici :

https://www.change.org/p/emmanuel-macron-la-france-doit-signer-le-traité-d-interdiction-des-armes-nucléaires

1 Jean-Marie Muller, Libérer la France des armes nucléaires, Ed. Chronique Sociale, 2014. Toutes les citations de JM Muller proviennent de cet ouvrage.

Une réflexion au sujet de « Après le discours du pape François : Pour un désarmement nucléaire unilatéral de la France »

  1. emdupont

    Il a raison, bien sûr, mais seul contre tous… comme en bien d’autres domaines! Amitiés. Hélène Dupont

    Le 25/11/2019 à 17:53, Blog d’Alain Refalo a écrit : > WordPress.com > alainrefalo posted: « Le pape François, dans ses récents discours à > Nagasaki et Hiroshima, a fermement condamné la possession de l’arme > nucléaire. Pas seulement l’emploi éventuel, comme l’avaient fait ses > prédécesseurs, mais la possession, considérant qu’elle est “un crime con » >

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