Le mur de Berlin n’est pas tombé grâce à la quincaillerie militaire de l’Occident, mais grâce à la mobilisation exceptionnelle de la société civile est-allemande dans une résistance non-violente qui est allée crescendo pendant les semaines qui ont précédé ce fameux jour de novembre 1989. Le système totalitaire s’est effondré en une nuit, non pas sous les coups de boutoir d’armées démesurées, mais sous la pression pacifique du peuple qui avait décidé de reprendre en main son destin. Les mauvais esprits qui se moquaient de nous lorsque nous disions que la non-violence était l’arme la plus efficace pour résister face au pouvoir communiste en furent pour leurs frais…
Ce 9 novembre 1989, devant les images de la télévision, me revenaient en boucle les mots d’Etienne de La Boétie : « Si on ne leur donne rien, écrivait-il à propos des tyrans dans son Traité de la servitude volontaire (1576), si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte ». Le peuple est-allemand avait décidé de retirer son appui au système qui le maintenait dans un état de servitude. De fait, celui-ci ne reposait plus sur aucun pilier. La Boétie encore : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même, fondre en bas et se rompre ». Le peuple est-allemand, sans violence, a fait tomber le tyran en tarissant la source de son pouvoir qui ne reposait que sur l’obéissance et la résignation du plus grand nombre.
Les dissidents des pays de l’Est qui, les premiers, ont créé une brèche dans les murailles du totalitarisme soviétique en refusant de se plier au mensonge d’Etat, ont ouvert la voie à la non-coopération de masse qui aboutit à la chute du mur de Berlin en 1989, sans qu’un coup de fusil ne soit tiré. Il nous faut relire aujourd’hui les mots lumineux de Soljenitsyne écrits en 1974 (Les droits de l’écrivain) pour comprendre que ce totalitarisme reposait essentiellement sur l’obéissance du peuple dans le mensonge. « La clef la plus simple et la plus accessible de notre libération que nous avons négligée jusqu’à présent, écrivait le célèbre dissident russe, se trouve dans la non-participation personnelle au mensonge. […] Notre méthode consiste à ne rien soutenir de ce qui est lié au mensonge. Quand nous avons découvert où se trouve la frontière qui délimite le mensonge – que chacun voit cela selon son propre jugement – alors notre méthode est de nous retirer au-delà de cette frontière gangrenée. Si nous ne collions pas ensemble les vieux os ramollis et les écailles de l’idéologie, si nous ne cousions pas ensemble de vieilles guenilles, alors nous nous étonnerions de voir avec quelle rapidité les mensonges se déséquilibreraient et s’effondreraient. Ce qui devrait être nu, se manifesterait alors nu aux yeux du monde entier». Bien que l’écrivain russe n’ait pas pris part directement aux événements de 1989, ses propos de 1974 étaient véritablement marqués sous le sceau de la lucidité et de la prophétie. Lorsque le mur s’est effondré sous la pression pacifique des citoyens berlinois, il était difficile de ne pas penser aux exhortations prémonitoires de La Boétie que Soljenitsyne avait su clairement traduire à la situation de l’Europe sous domination soviétique.
Le 9 novembre 1989, ce fut la victoire de Gandhi sur Lénine, la victoire de la non-violence sur la violence instituée, institutionnelle du système totalitaire soviétique. Une caste imposait son pouvoir au plus grand nombre depuis des décennies. Bravant la peur, sortant de sa résignation, la société civile avait acquis la conviction que la seule voie possible était celle de l’éthique et du pragmatisme de la lutte démocratique. Contre Lénine et sa révolution par la violence, les citoyens berlinois et leurs leaders avaient la certitude qu’on ne pourrait sortir du totalitarisme et construire une société démocratique qu’avec des moyens démocratiques, c’est-à-dire non-violents. Le pouvoir n’est pas au bout du fusil… mais face aux fusils du pouvoir, la seule option était d’affirmer son propre pouvoir, le pouvoir du peuple qui dit non, massivement et qui, ce faisant, brise le pouvoir de l’Etat totalitaire.
Je me souviens, en visite à Berlin Ouest à l’été 1986, de ce point de passage nommé « Checkpoint Charlie ». Dans ce lieu, de façon étonnante, se trouvait une exposition sur la lutte non-violente, intitulée « De Gandhi à Walesa »… A quelques dizaines de mètres de l’enceinte du mur, était retracée l’histoire de la non-violence depuis Gandhi jusqu’aux résistances civiles dans les pays de l’Est. C’est au milieu des années 80 que l’instigateur de ce musée (créé dans les années 60), Rainer Hildebrandt, eut l’idée de dédier plusieurs salles d’exposition à l’action non-violente. Il ne pouvait se douter, et moi non plus en 1986, que quelques années plus tard, la non-violence serait la matrice de la lutte des citoyens est-allemands pour leur propre libération…
Lorsque Vaclav Havel, célèbre dissident tchèque et artisan de la révolution de velours quelques semaines après la chute du mur, reçut le prix Indira Gandhi en 1995, il déclara : « J’affirme que nous pouvons déceler le reflet de l’œuvre de Gandhi, dans notre manière de résister sans violence au système totalitaire ». Ce sont bien les méthodes de Gandhi, basée sur la non-coopération de masse, qui ont permis l’effondrement du système totalitaire. Les dissidents n’avaient d’ailleurs de cesse de se différencier de ceux qui avaient réalisé la Révolution d’octobre : « Nous ne voulons pas faire comme eux. Nous ne voulons pas être comme eux. » Dans son ouvrage Le pouvoir des sans pouvoirs (1978),, Vaclav Havel insistait sur la cohérence entre la fin et les moyens, qui est la ligne de force de la pensée et de l’action de Gandhi, en affichant sa volonté de « vivre dans la vérité », c’est-à-dire l’authenticité de la pensée et de l’action au service de la dignité humaine. C’était, dit autrement, la phrase-clé de Gandhi lorsqu’il martelait que la non-violence et la vérité était les deux faces d’une même médaille.
La révolution anti-totalitaire de 1989 est d’abord une révolution de l’esprit contre le matérialisme historique, une révolution des moyens de la non-violence contre la logique désespérante de la violence, une révolution démocratique et citoyenne contre un Etat bureaucratique et militarisé. A la porte d’entrée du musée « Checkpoint Charlie », le visiteur pouvait lire sur une pancarte : « Walesa, Sakharov, Gandhi, ils t’aident à construire ton avenir »… Les citoyens est-allemands s’en sont souvenus… Dans un monde malade de la violence, avons-nous d’autres choix que d’inventer et construire, dans la non-violence, un avenir qui soit à l’inverse des forteresses et des murs qui emprisonnent les intelligences et les corps ?