De la désobéissance civile : clarification conceptuelle et signification politique

On entend beaucoup parler dans les médias et les mouvements écologistes pour le climat de « désobéissance civile ». Malheureusement, cette notion est souvent utilisée à tort, à la fois par les militants et la presse. Bien souvent, elle est employée pour évoquer une action non-violente ponctuelle ou de durée limitée, action certes illégale, mais qui, selon nous, n’entre pas toujours dans les catégories de la « désobéissance civile ». Il me semble essentiel de faire remarquer que la désobéissance civile ne se réduit pas à ce type d’actions médiatiques. Je propose ici d’apporter quelques clarifications conceptuelles sur cette notion qu’il convient d’employer à bon escient en vérifiant que les critères qui la définissent soient bien respectés. 

Notre propos est d’apporter des clarifications conceptuelles sur le concept de « désobéissance civile » qui, depuis les actions de Gandhi et Luther King, a suscité de multiples publications et de nombreux débats. Le philosophe américain John Rawls est certainement celui qui a le plus exploré la signification de la désobéissance civile dans le cadre d’une société démocratique. Sa réflexion contenue dans sa Théorie de la justice (1971) s’attache à justifier la désobéissance civile dans un Etat démocratique considéré comme plus ou moins juste. La définition synthétique de la désobéissance civile qu’il propose est généralement celle qui est la plus communément acceptée par la science politique : « Un acte public, non-violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement1« . Rawls insiste tout particulièrement sur la dimension non-violente de la désobéissance civile, critère décisif de sa justification dans une société démocratique. « La désobéissance civile, écrit-il, exprime la désobéissance à la loi dans le cadre de la fidélité à la loi, bien qu’elle se situe à sa limite extérieure. La loi est enfreinte, mais la fidélité à la loi est exprimée par la nature publique et non-violente de l’acte, par le fait qu’on est prêt à assumer les conséquences légales de sa conduite. Cette fidélité à la loi aide à prouver à la majorité que l’acte est, en réalité, politiquement responsable et sincère et qu’il est conçu pour toucher le sens de la justice du public2 ». Pour Rawls, dans un Etat de droit, les citoyens ont une conception commune et partagée de la justice. Dans ce cadre, la désobéissance civile est légitime lorsqu’elle dénonce les atteintes à ce sens commun de la justice. Elle est particulièrement appropriée pour sensibiliser et persuader les citoyens et plus largement l’opinion publique de la justesse de la cause défendue. Celle-ci apparaît au grand jour lorsque la désobéissance civile lorsqu’elle met en évidence des « cas d’injustice majeure et évidente » qui concernent la violation de deux principes essentiels : le principe de liberté égale pour tous et le principe de juste égalité des chances pour tous. Toutefois, Rawls, en tant que penseur libéral américain, ne se réfère pas aux précurseurs de la désobéissance civile dans l’histoire et reste muet quant à sa dimension stratégique dans le cadre d’un combat collectif. Il occulte totalement la portée coercitive potentielle de l’action de désobéissance civile.

Au sein du mouvement non-violent, en France, deux penseurs de la désobéissance civile (et par ailleurs acteurs de la non-violence) émergent, auxquels il convient de donner la parole pour éclaircir la signification de la désobéissance civile. Leurs réflexions, loin de s’opposer, sont complémentaires. Elles nous serviront de tremplin pour apporter des clarifications conceptuelles sur une notion qui est longtemps restée marginale, tant dans le débat politique que dans le mouvement associatif.

Pour Christian Mellon, membre du Centre de recherche et d’action sociale (St Denis) et longtemps collaborateur de la revue Alternatives Non-Violentes, la désobéissance civile est quatre fois civile. « Civil » renvoie à la notion de « citoyen » (du latin civis) ce qui signifie que la désobéissance civile n’est pas un acte insurrectionnel, mais vise à « oeuvrer pour l’intérêt général, y compris en payant de sa personne ». « Civil » est également en opposition avec « militaire » et « non-armé ». La civilité de la désobéissance exprime la dimension non-violente de l’acte. « Civil » s’oppose également à « criminel ». La désobéissance est de nature politique et ne peut être confondue avec un délit de droit commun. Enfin, « civil » veut signifier que la désobéissance s’inscrit sur le registre de la civilité et donc du respect des personnes auxquelles on s’oppose dans le cadre de la lutte. Christian Mellon propose la définition suivante :

La désobéissance civile est une forme d’action non-violente par laquelle des citoyens, ouvertement et délibérément, transgressent de manière concertée une (ou plusieurs) loi (décret, règlement, ordre émanant d’une autorité légale) en vigueur, dans le but d’exercer soit directement soit indirectement une pression sur le législateur ou sur le pouvoir politique, pression visant soit la modification de la loi transgressée soit la modification d’une décision politique, soit même – très exceptionnellement – le renversement de ce pouvoir3.

La désobéissance civile s’inscrit généralement dans une campagne d’action non-violente. Selon la classification de Gene Sharp, elle fait partie de l’arsenal des méthodes de non-coopération, mais aussi d’intervention et de perturbation. Pour Jean-Marie Muller,

La désobéissance civile est une action politique de résistance non-violente accomplie par des citoyens agissant au nom de leur liberté et de leur responsabilité, qui consiste à enfreindre ouvertement, délibérément, collectivement, de manière concertée et organisée dans la durée, une loi (ou une directive) considérée comme injuste, donc immorale et illégitime, et qui vise à obtenir justice, en créant, d’une part, à travers la mobilisation des ressources de l’opinion publique au sein de la société civile, d’autre part, à travers la non-coopération avec les pouvoirs établis, un nouveau rapport de forces qui oblige les décideurs à (r)établir le droit en modifiant ou en supprimant la loi (ou la directive), en promulgant une nouvelle loi ou en changeant de politique4.

Jean-Marie Muller insiste tout particulièrement sur la civilité de la désobéissance, c’est-à-dire sur sa dimension non-violente : « La désobéissance est civile en ce sens qu’elle n’est pas criminelle, c’est-à-dire qu’elle respecte les principes, les règles et les exigences de la civilité. La désobéissance civile est la manière civilisée de désobéir. Elle est civile en ce sens qu’elle est non-violente. Pour que la désobéissance puisse se prévaloir de la légitimité démocratique, il est essentiel qu’elle reste civile, c’est-à-dire non-violente6« .

Les différentes définitions exposées ci-dessus se complètent. Elles nous permettent de proposer une clarification conceptuelle en développant sept critères qui délimitent la notion de désobéissance civile. Elle est une action collective, publique et non-violente visant à créer un rapport de forces avec le pouvoir. Elle s’inscrit dans la durée, assume les risques de la sanction et porte un projet constructif de transformation sociale ou politique.

1. Une action collective. La désobéissance civile se distingue de l’objection de conscience, démarche individuelle, morale, mais qui n’a pas le pouvoir de contrainte. L’expression désobéissance civile s’applique à ceux qui agissent de façon organisée, concertée, pour « défier l’autorité établie », selon l’expression d’Hannah Arendt, et s’opposer à une politique gouvernementale qui viole les droits fondamentaux de l’homme. Cette action collective peut réunir des citoyens qui ne partagent pas forcément les mêmes convictions, mais qui sont unis sur un objectif précis et une méthode d’action.

2. Une action publique. A la différence de la désobéissance dite « criminelle », la désobéissance civile se fait au grand jour, à visage découvert. Dans tous les cas, elle est assumée et revendiquée de façon à ce qu’elle ait le plus grand retentissement possible. C’est une action « publicitaire », une action de communication publique. C’est précisément son caractère public qui lui donne sa dimension politique. La publicité donnée à l’action permet de mettre en valeur les principes éthiques qui motivent ceux qui enfreignent la loi, non pas pour eux-mêmes, mais pour défendre une cause supérieure à leurs propres intérêts.

3. Une action non-violente. La civilité de la désobéissance s’exprime par des moyens non-violents. La violence est aussi une forme de désobéissance, de transgression. C’est pourquoi l’État sera toujours tenté de « criminaliser » la désobéissance civile, de la faire passer pour une action délinquante et violente. Le meilleur antidote à cette volonté de dénigrer et de discréditer la désobéissance civile est de rester ferme sur le choix et l’affichage de la non-violence. Il s’agit là d’un choix éthique autant que politique.

4. Une action de contrainte. Ce n’est pas une action de « témoignage », c’est-à-dire une action pour affirmer seulement des convictions, sans se soucier de ses conséquences. C’est une action qui vise à l’efficacité politique. Il s’agit d’agir de façon à mobiliser l’opinion publique et contraindre l’Etat à modifier la loi, à la changer ou à l’abolir. La stratégie de la désobéissance civile doit se donner les moyens d’exercer une force de contrainte qui oblige l’Etat à céder aux revendications du mouvement.

5. Une action qui s’inscrit dans la durée. De nombreuses luttes non-violentes qui ont mis en œuvre la désobéissance civile ont tenu dans la durée. L’emblématique lutte du Larzac a duré dix ans. Le pouvoir ne cède pas si facilement… Mais c’est le choix de la non-violence qui permet de tenir, de rester ferme et uni, et finalement d’exercer une plus forte contrainte sur l’adversaire. Plus l’action dure, plus le pouvoir est enfermé dans un dilemme : laisser s’installer l’illégalité et perdre son pouvoir, ou bien exercer une répression grandissante sur les désobéisseurs, laquelle risque ensuite de se retourner contre lui, suite à l’indignation de l’opinion publique.

6. Une action qui assume les risques de la sanction. Ceux qui enfreignent la loi, parce qu’ils sont aussi des démocrates, acceptent d’affronter les conséquences judiciaires de leurs actes. Les procès peuvent être utilisés comme des tribunes pour la cause défendue. Mais ne pas se dérober à la justice ne signifie pas forcément d’accepter la sanction finale… C’est le contexte politique qui détermine généralement l’attitude la plus opportune pour la suite de la lutte. Accepter la sanction comme Gandhi le fit lors de son premier procès en Afrique du Sud en demandant à ses juges la peine la plus lourde peut être une tactique pour marquer les esprits et sensibiliser l’opinion publique à l’injustice. Mais la bataille judiciaire peut aussi mettre en valeur le caractère citoyen de l’acte commis, sa visée anticipatrice d’une nouvelle législation à venir ; dans ce cas, la sanction devient moins acceptable. Mais dans tous les cas de figure, ceux qui enfreignent la loi ne se dérobent pas de leurs responsabilités et les assument jusque devant la justice.

7. Une action constructive. La désobéissance civile est une action qui s’oppose, mais qui aussi propose. Contre l’injustice de la loi, elle défend de nouveaux droits. Elle n’est pas seulement une force de contestation et de résistance, elle est aussi une force constructive au service d’un projet de société. Ainsi, les citoyens exercent un vrai pouvoir lorsqu’ils affirment leur capacité à construire des alternatives aux lois sociales injustes. Plus que jamais, le « programme constructif » (expression de Gandhi) est l’alter ego de l’action de non-collaboration. Il montre que l’alternative est possible et qu’elle commence dès le temps de la lutte.

Selon ces sept principes, la désobéissance civile s’affirme comme un outil de lutte démocratique qui permet de concilier l’exigence éthique avec la radicalité de l’action. Elle est un puissant moteur de construction du droit par les citoyens. La transgression de la loi injuste n’est pas un déni du droit, mais l’affirmation citoyenne d’un grand respect pour le droit. La désobéissance civile, paradoxalement, apparaît donc comme un temps privilégié de renforcement de la démocratie. Les lois ne sont jamais figées, elles sont en constante évolution, comme le constate l’avocat François Roux, lorsqu’il écrit : « Tout le droit s’est construit parce que des gens ont résisté, ont désobéi à un droit qui était devenu injuste. La société se donne des règles et il inadmissible d’imaginer que ces règles soient intangibles. Le monde est en mouvement6 ». La désobéissance civile, en tant que « radicalité constructive » bien comprise, ne s’oppose pas à la démocratie, mais vise à la renforcer en structurant efficacement les nécessaires contre-pouvoirs citoyens.

Très récemment, le mot « désobéisseur » a fait son apparition dans la langue française. Pour qualifier l’auteur d’un acte de désobéissance civile, il n’existait pas de substantif au verbe désobéir. Seul l’adjectif « désobéissant », participe présent adjectivé du verbe désobéir, est à disposition. Mais celui-ci a une connotation infantilisante et négative qui ne peut convenir pour qualifier l’auteur d’une action de désobéissance civile. « Pour nommer le citoyen qui assume pleinement et revendique son acte de désobéissance, explique Jean-Marie Muller, il convient de créer le substantif du verbe désobéir, c’est-à-dire celui de désobéisseur. Pour sa part, à l’inverse du citoyen désobéissant, le désobéisseur revendique haut et fort sa désobéissance dont il entend assumer toute la responsabilité. Il veut être l’acteur raisonnable, lucide, conscient clairvoyant, comptable de son acte de désobéissance7« . Ce néologisme trouve sa justification dans une approche linguistique. Le suffixe -eur désigne généralement l’auteur d’une action, tandis que le suffixe -ant renvoie à une personne qui prend une habitude. Le désobéisseur a vocation à désobéir, non par habitude, mais par nécessité ou choix éthique et politique, lorsqu’il veut agir de façon motivée face à une injustice caractérisée. Le mot a émergé en 2007 et a été beaucoup utilisé pour qualifier la démarche de désobéissance éthique des enseignants du premier degré en 2008-2011 en résistance contre certaines réformes imposées par le ministre de l’Education nationale. La presse employait régulièrement les expressions de « désobéisseurs du primaire » ou d' »enseignants-désobéisseurs » pour qualifier les enseignants en désobéissance pédagogique ouverte.

Ainsi, selon nous, les récentes actions médiatiques de mouvements comme Extinction Rebellion ou ANV-COP 21 ne peuvent systématiquement être qualifiées de « désobéissance civile ». Il serait plus juste de parler d' »action directe non-violente« . La désobéissance civile s’inscrit dans le cadre d’une stratégie d’action avec des objectifs « clairs, précis, limités et possibles » ; elle peut être considérée comme l’arme lourde d’une lutte non-violente, ce qui signifie qu’elle intervient après que de nombreuses actions de sensibilisation et d’actions légales aient permis de créer l’adhésion de l’opinion publique. On parlera alors de « campagne de désobéissance civile » pour bien marquer ce moment de la lutte qui s’inscrit dans la durée afin d’établir un véritable rapport de forces.

1. John Rawls, Théorie de la justice, Le Seuil, 1997, p. 405

2. Ibid, p. 406-407.

3. Revue Alternatives Non-Violentes, n° 108, p. 8

4. Jean-Marie Muller, L’impératif de désobéissance, Ed. du Relié, 2011, p. 192

5. Ibid, p. 181-182

6. Midi Libre, 8 juillet 2003.

7. Revue Alternatives Non-Violentes, n° 142, mars 2007, p. 14

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