Aujourd’hui encore, c’est souvent l’expression « résistance passive » qui est utilisée par les médias, et parfois par des associations, pour nommer un mouvement de résistance non-violente ou de désobéissance civile. Pourtant, cette expression ancienne, à forte connotation péjorative, comprend une contradiction irréductible : comment une résistance peut-elle être passive, alors que l’idée de résistance implique l’action ? Il semble bien que seule la résistance armée ou violente, pour l’idéologie dominante, puisse être considérée comme une résistance réellement active. Un petit retour en arrière permet de situer les enjeux de cette expression que Gandhi a lui-même utilisée avant de l’abandonner dès 1908…
Lorsqu’il commence sa lutte pour les droits des Indiens en Afrique du Sud, Gandhi utilise d’abord l’expression anglaise « résistance passive » (passive resistance) pour qualifier la forme de son combat. « Aucun d’entre nous ne savait à l’époque quel nom donner au mouvement, raconte-t-il. Je m’étais servi au début du terme « résistance passive » en le décrivant ; mais je n’avais pas entièrement compris les significations courantes de cette phrase anglaise. Un nouveau principe était né parmi nous et j’avais essayé de l’exprimer de mon mieux en anglais1« . Il n’existait en effet pas d’autre mot en langue anglaise que cette expression qui pouvait entretenir bien des confusions et des malentendus.
Gandhi raconte dans son Autobiographie la genèse de l’apparition du mot satyagraha qu’il devait utiliser par la suite pour qualifier la nature de non mouvement de résistance pacifique. « Le principe, qui porte le nom de Satyagraha, connut le jour avant même que l’on eût trouvé le nom qui le désignerait. De vrai, lors de sa naissance, j’aurais moi-même été bien incapable de le définir. En goujrati même, nous nous servions de l’expression anglaise de « résistance passive », pour décrire ce principe. Lorsque au cours d’une réunion publique d’Européens, je m’aperçus que ces mots de « résistance passive » impliquaient un sens trop étroit ; qu’ils étaient censés désigner l’arme des faibles ; qu’ils pouvaient se caractériser par la haine, et que rien ne les empêchait de se traduire par la violence, je ne pus faire autrement que de m’élever contre toutes ces déclarations, pour expliquer la vraie nature du mouvement indien. Il était clair qu’il fallait aux Indiens frapper un mot nouveau, pour désigner leur lutte2. »
La réunion publique à laquelle fait référence Gandhi se déroule au moment de la lutte en Afrique du Sud. Elle réunit des citoyens anglais désireux de mieux connaître ce mouvement et Gandhi y participe. Un citoyen notable de Johannesburg, M. Hosken prend la parole pour présenter le mouvement en ouverture de la réunion et ses propos attirent l’attention de Gandhi. « Les Indiens du Transvaal, dit-il, n’ont eu recours à la résistance passive que quand tous les autres moyens d’obtenir justice se furent avérés inutiles. Ils ne jouissent pas des droits d’électeurs. Ils sont en petit nombre. Ils sont faibles et n’ont pas d’armes. Ils ont par conséquent adopté la résistance passive, qui est l’arme des faibles3« . La présentation de M. Hosken est certainement significative de l’opinion commune des Britanniques vis-à-vis de mouvements qui n’ont pas recours à la violence pour défendre leurs droits. Cette « résistance », sans arme, sans violence, ne peut être que le fait de minorités qui n’ont pas accès au vote et qui n’ont pas la capacité d’entreprendre une véritable résistance, selon l’idéologie dominante, mais qui doivent agir avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec presque rien. Ne pas avoir d’arme, ne pas utiliser de violence, c’est assurément être du côté des « faibles »… L’expression « résistance passive » est utilisée en réalité avec un certain mépris de la part des dominateurs, à l’image de M. Hosken dans la réunion publique de Johannesburg. Qualifier la « résistance passive » d' »arme des faibles » alors que toute la démarche de Gandhi visait à créer une mobilisation populaire afin de créer des rapports de force, ne pouvait que le piquer au vif. « Ces remarques me surprirent vivement, écrit-il. Je dus par conséquent modifier en un instant le discours que j’avais eu l’intention de prononcer. En corrigeant l’explication de M. Hosken de la résistance passive, je définis le mouvement Indien comme la « Force de l’Ame ». Je vis à cette réunion que l’usage de la phrase « résistance passive » n’était pas seulement inadéquat, mais risquait aussi de donner naissance à de terribles malentendus4″.
Gandhi rappelle que les minorités, qui, sans utiliser la révolte violente, désobéissaient à la loi et encouraient la répression, « adoptaient l’attitude de résistance passive ». Il cite tout particulièrement le mouvement des « Non-Conformistes » et celui des femmes anglaises qui luttaient pour obtenir le droit de vote. Ces mouvements étaient qualifiés par les hommes politiques et la presse de mouvements de « résistance passive ». Toutefois, Gandhi précise que le mouvement des Suffragettes « ne repoussait pas l’usage de la force physique ». Bien que ce ne soit pas l’option privilégiée, il pouvait arriver que la violence surgisse sans que pour autant elle fut condamnée par les leaders. Ainsi, Gandhi souligne qu’il arrivait que « quelques-unes d’entre les femmes tiraient sur des bâtiments, et même attaquaient des hommes. Je ne crois pas qu’elles aient jamais songé à tuer qui que ce fût. Mais elles entendaient bien rosser des gens lorsqu’une occasion se présentait, et même ainsi leur faire la vie dure5″.
Gandhi ne veut pas que sa lutte soit assimilée à ces mouvements qui n’utilisent pas la violence par défaut ou par faiblesse, et qui ne la refusent absolument pas si l’occasion et l’opportunité se présentent. « La force brute, affirme-t-il de façon catégorique, n’avait absolument pas de place dans le mouvement Indien, en quelque circonstance que ce fût6« . Malgré les souffrances endurées, la violence était bannie. « Ce que je veux faire ressortir, conclut Gandhi, c’est qu’en créant le mouvement Indien, la moindre pensée ne fut jamais accordée à la possibilité d’offrir une résistance armée7« .
L’analyse par Gandhi du mot « résistance passive » est d’autant plus importante qu’il l’a utilisé pendant très longtemps pour caractériser son action. Pourtant, il dut se rendre à l’évidence, le mot entretenait bien des confusions. Gandhi est également géné que sa lutte soit caractérisée par un mot d’origine anglaise. « Il nous paraissait également honteux de permettre que cette grande lutte fût connue seulement par un titre anglais, sans un équivalent indien8. » Gandhi fait remarquer que l’origine anglaise du mot est un frein à sa popularisation. « Il ne pourrait jamais devenir courante, indiquait-il, ainsi, parmi nous ; car un grand nombre d’Indiens au Transvaal ne pouvaient parler l’anglais9″.
Cependant, trouver un nouveau mot pour caractériser la lutte sans violence des Indiens n’est pas chose si aisée, preuve de la difficulté culturelle et sémantique de définir un combat qui ne doive rien à la violence ou à la lutte armée. Gandhi en fait l’expérience. « Mais j’eus beau me creuser la cervelle, avoue-t-il, impossible de trouver un terme neuf10« . Il décide donc d’organiser un concours auprès des lecteurs de son journal afin de trouver un mot nouveau qui remplacerait l’expression anglaise « résistance passive ». « J’offris donc une prime pour la forme au lecteur d’Indian Opinion qui apporterait la meilleure suggestion ». Les lecteurs du journal de Gandhi sont parfaitement au courant du sens de la lutte, de ses moyens et de ses finalités, c’est pourquoi Gandhi n’a pas de doute sur l’issue de ce concours. « Les concurrents pour le prix avaient déjà assez de données pour créer un mot indien11″.
C’est dans le journal Indian Opinion daté du 11 janvier 1908 que Gandhi dévoile le résultat du concours. « En définitive, explique Gandhi, ce fut Mangalâl Gandhi qui forgea le mot de « Sadâgraha » (de sat = vérité, et âgraha = fermeté) et qui s’adjugea le prix12« . Gandhi précise que ce mot signifie « fermeté dans une bonne cause ». Il ajoute qu’il apprécia le mot, mais qu’ « il ne représentait pas entièrement toute l’idée que je voulais exprimer ». « En conséquence, je changeai le mot en « Satyagraha« . Satya (Vérité) implique l’Amour et Agraha (Fermeté) sert de synonyme pour Force. Je commençai donc à appeler le mouvement Indien « Satyagraha« . J’entendais par là la Force qui naît de la Vérité et de l’Amour. Dès lors, nous abandonnâmes entièrement l’usage de l’expression résistance passive13« .
Dans son ouvrage Hind Swaraj (Autonomie de l’Inde) écrit à la fin de l’année 1909, Gandhi explicite le concept du satyagraha. Pour Gandhi, l’histoire du monde n’est pas que celle des guerres et des massacres. « Le simple fait qu’il y ait encore tant de monde en vie dans l’univers, écrit-il, prouve qu’à la base est la force d’amour et de vérité et non la force des armes. Et donc, la meilleure preuve, irréfutable, du succès de cette force est dans la survie même de l’humanité, en dépit des guerres et des insurrections14. » Les querelles du quotidien qui empoisonnent la vie de millions de familles sont souvent absorbées et dissipées grâce à cette force naturelle qui permet aux hommes de dépasser leur conflit sans s’entretetuer ou se faire violence. Cette force d’âme qui est à l’oeuvre partout ne fait pas les livres d’histoire. Seules les guerres interrompent cette histoire et restent dans l’histoire. L’histoire n’a pas consigné de mouvement de satyagraha. L’ouvrage se présente sous la forme d’un « dialogue » entre « le lecteur » et « l’éditeur ». Le lecteur demande à Gandhi de l’expliciter.
« Le satyagraha ou force d’âme, on le traduit en en anglais par « résistance passive ». L’expression renvoie à la méthode consistant à entrer dans son droit en supportant, en endurant personnellement la souffrance infligée par l’homme. C’est dans son objet le contraire de la force des armes. Si on m’impose de faire quelque chose que je désapprouve et que je refuse de le faire, je fais usage de la force d’âme, c’est-à-dire du satyagraha15. »
Dans la suite du dialogue, Gandhi insiste sur l’impérieuse nécessité de ne pas se soumettre aux lois injustes et d’en supporter les conséquences. Il veut distinguer la démarche du satyagraha de celle de la résistance armée qui préfère s’en prendre aux personnes responsables de l’injustice, alors que le satyagraha s’attaque aux racines de l’injustice. C’est l’obéissance aux lois injustes qui fait perdurer l’injustice et non la loi injuste. « Tant que nous n’aurons pas chassé la folie consistant à nous forcer à respecter une loi injuste, plaide-t-il, notre esclavage ne prendra pas fin. Et seul le résistant, le satyagrahi, peut chasser cette folie16″ ».
Comme nous l’avons dit précédemment, la « résistance passive », du point de vue occidental, était assimilée à « l’arme des faibles », ce qui avait indigné Gandhi et l’avait poussé à chercher un nouveau mot pour désigner la forme de son combat pacifique. Le lecteur vient le titiller sur cette question.
LE LECTEUR. Il ressort de ce que vous avez dit que le satyagraha est le fait de l’homme faible. Mais qu’il devienne fort et il pourra faire parler les armes.
L’EDITEUR. Ce que vous venez de dire reflète une ignorance grossière. Le satyagraha est l’arme suprême. Comment pouvez-vous considérer comme l’arme du faible cela même qui est plus efficace que la force du canon ? Le courage et la virilité nécessaire au satyagraha manquent forcément au cannonnier. Croyez-vous qu’un homme faible peut briser une loi injuste ? Les Extrémistes utilisent la force des armes. Comment se fait-il alors qu’ils parlent de respecter la loi ? Je ne les condamne pas. Ils ne peuvent de toute façon pas avoir un autre discours. Ils veulent tuer les Anglais et établir leur propre gouvernement, et nous forcer tous à respecter leur loi. C’est ainsi qu’ils voient les choses. Mais le résistant dira : N’acceptez pas une loi qui vous déplaît, dussiez-vous vous mettre vous-même à la merci d’un boulet de canon.[…]
Le lâche ne peut pas, ne serait-ce qu’une minute, être un résistant, un satyagrahi. […]
Le satyagraha est une arme multiple. Autant d’usages que d’usagers. Heureuse sa source, heureuse sa cible. Elle ne fait pas couler le sang, mais elle agit en profondeur. Elle n’est pas sources d’émeutes. Personne ne peut la dérober. Elle ne fatigue pas le résistant qui la porte. Le glaive du résistant n’a cure de noblesse d’état. Personne ne peut le voler. Que vous puissiez malgré tout y voir l’arme du faible, voilà qui ressemble aux ténèbres du cachot17. »
Gandhi a expérimenté avec succès le satyagraha en Afrique du Sud pendant de longues années. Cette résistance sans violence qui supporte l’épreuve des coups et de la prison ne se voulait pas seulement un témoignage à la vérité, mais l’expression d’un authentique rapport de forces avec le pouvoir gouvernemental. L’expression « résistance passive » utilisée par défaut par Gandhi ne pouvait rendre compte de toutes les facettes de cette forme nouvelle de lutte. Au-delà du mot, Gandhi inaugure, avec le satyagraha, un mouvement de lutte populaire parmi les plus novateurs, les plus puissants et les plus efficaces de l’histoire humaine.
1 M.K. Gandhi à l’oeuvre, Ed. Rieder, 1934, p. 169
2 Autobiographie, Ed. Quadrige / PUF, 1950, p. 404
3 MK Gandhi à l’oeuvre, op. cit., p. 171
4 Ibid.
5 Ibid, p. 172.
6 Ibid
7 Ibid, p. 173.
8 Ibid, p. 169 – p.170
9 Ibid
10 Autobiographie, op. cit., p. 404
11 M.K. Gandhi à l’oeuvre, op. cit., p. 170
12 Autobiographie, op. cit., p. 404-405
13 M.K Gandhi à l’oeuvre, p . 170.
14Hind Swaraj, p. 152.
15 Ibid p. 153.
16 Ibid, p. 155
17 Ibid, p. 156-157.
« Si Satyagraha doit être le mode de l’avenir, dit Gandhi, alors l’avenir appartient aux femmes. »
Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/2017/07/plusunenfantconnaitsamereplusillaime.html
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