Il y a 70 ans, Paul Ricoeur soulignait l’efficacité de la non-violence dans l’histoire

En février 1949, le philosophe Paul Ricoeur publie dans la revue Esprit un article intitulé « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire1 » qui connait une large audience. Cet article de Ricoeur fait suite à la publication par Arthur Koestler de Le yogi et le Commissaire2 dont il a donné une longue recension critique en janvier 1949 dans la revue Christianisme social sous le titre « Le yogi, le commissaire et le prophète ». Dans cet article de février 1949, Paul Ricoeur se demande « à quelles conditions le non-violent peut-il être autre chose qu’un yogi au sens de Koestler, qu’un pur en marge de l’histoire ?3 » Cette question, Paul Ricoeur se la pose, en étant d’emblée convaincu qu’ « il y a une valeur possible de la non-violence ou de formes non-violentes de résistance ».

Il écarte d’emblée les « caricatures » qui gravitent autour de la non-violence, et elles sont nombreuses… « sensiblerie, lâcheté, évasion lyrique, absence au monde, laisser-faire ». Cette conviction qu’il affiche sur la non-violence, elle se conjugue également avec une autre conviction « plus fondamentale », à savoir que « le Sermon sur la Montagne, avec sa non-violence, veut entrer dans l’histoire, que sa visée est pratique, qu’il appelle à l’incarnation, et non à l’évasion ». Ce qui compte, pour Ricoeur, ce n’est pas seulement le témoignage, mais la réalité pratique de nos actes dans l’histoire. « Si la non-violence doit être éthiquement possible, il faut la mettre en court-circuit avec l’action effective, effectuée, telle qu’elle ressort de toutes les incidences mutuelles, par lesquelles s’élabore une histoire humaine ».

Dans son article, Ricoeur veut voir dans la non-violence non pas seulement une morale ou une éthique qui fonde une espérance prophétique, mais aussi une action responsable sur le plan politique, c’est-à-dire efficace (« qui change les rapports entre les hommes », comme a pu le faire ou le fait la violence). Paul Ricoeur admet (un an après la mort de Gandhi), que la non-violence peut être efficace à certaines conditions. « En certaines circonstances favorables, écrit-il, sous la pression de personnalités exceptionnelles, la non-violence peut prendre les dimensions d’un mouvement de résistance non-violente, avec une efficacité massive : elle peut alors opérer une véritable percée historique. Aussi inimitable qu’il soit lui-même, Gandhi figure en notre temps plus qu’une espérance, une démonstration. La plus grosse bêtise qu’on puisse dire sur Gandhi est qu’il figure le yogi selon Koestler4. »

Les mots de Ricoeur se font plus précis à propos de Gandhi quand il parle de « la puissance exemplaire de ses campagnes efficaces de désobéissance en Afrique du Sud et aux Indes ». On ne saurait mieux qualifier la force de la non-violence en action. Pour Ricoeur, les campagnes de Gandhi sont réellement dignes d’être imitées. « Leur portée exemplaire, affirme t-il, me parait consister en ceci qu’elles réalisent […] non seulement la présence symbolique des fins humanistes, mais leur réconciliation effective avec des moyens qui leur ressemblent ». Le penseur souligne ici la convergence et l’harmonie de la fin avec des moyens, plus exactement des moyens avec la fin, ce qui est un axe central de la pensée de Gandhi. La défense de l’humanité de l’homme se fait avec des moyens humains et ces moyens, parce qu’ils ne doivent rien à la logique de la violence meurtrière et destructrice, s’accordent parfaitement avec la finalité qu’ils recherchent. « Loin donc que le non-violent exile les fins hors de l’histoire et déserte le plan des moyens qu’il laisserait à leur impureté, il s’exerce à les joindre dans une action qui serait intimement une spiritualité et une technique« . Prolongeant sa réflexion sur les méthodes de non-violence de Gandhi, Ricoeur écrit :

Il apparaît, d’un côté, que la non-violence ne fut aux yeux de Gandhi qu’une pièce dans un système spirituel total avec la vérité, la pauvreté, la justice, la chasteté, la patience, l’intrépidité, le mépris de la mort, le recueillement, etc. Il est même remarquable qu’il ait mis au sommet de cet édifice la vérité, satyagraha, « l’étreinte indéfectible de la vérité ». […] D’autre part, la non-violence fut pour Gandhi une méthode et même une technique détaillée de la résistance et de la désobéissance. Il faut avouer que nous sommes totalement démunis et ignorants d’une telle technique ; on a tort de ne pas étudier le mécanisme froidement prémédité et méticuleusement exécuté de ses campagnes en Afrique du Sud et aux Indes ; on y remarquera un sens aigu des effets de masse, dans la discipline, la résolution et surtout l’absence totale de peur à l’égard de la prison et de la mort ; ici le caractère actif de la non-violence éclate : le véritable laisser-faire, aux yeux de Gandhi, c’est la violence ; par elle je me livre au meneur, au chef ; la non-violence, c’est pour lui une force5.

En 1949, Paul Ricoeur ne pouvait se douter que ses propos seraient largement entendus. II ne pouvait imaginer que la non-violence ferait justement l’objet de nombreuses études, notamment sur le plan stratégique et politique, particulièrement dans les milieux anglo-saxons. Comme le souligne justement Bernard Quelquejeu : « Depuis 1949, les artisans de la non-violence ont largement suivi cette consigne. Ils ont étudié les méthodes, les stratégies, les tactiques non seulement de Gandhi, mais aussi de ses nombreux successeurs. Ils ont même considérablement élargi ses domaines d’emploi au-delà des grands mouvements politiques de libération, de conquêtes des droits, peu à peu, partout où surgissent des conflits, c’est-à-dire dans tous les registres de la vie personnelle, interpersonnelle, sociétale. Ils ont inventé de nouvelles méthodes, de nouvelles stratégies6. »

Mais Paul Ricoeur s’interroge à nouveau : « La non-violence peut-elle être tout ? C’est-à-dire plus qu’un geste symbolique, qu’une réussite historique limitée et rare ? Peut-elle faire la relève totale de la violence, peut-elle faire l’histoire ?7 » Paul Ricoeur constate que la non-violence a une dimension négative forte. Elle est un refus, elle est résistance, elle est non-coopération. Il se demande si son efficacité ne réside pas en réalité dans sa capacité à articuler ses actes de résistance avec des « activités positives constructives ». Au-delà des luttes ponctuelles face à telle ou telle injustice, Paul Ricoeur s’interroge sur la capacité de la non-violence à élargir sa présence et son efficience dans « des actions à longue portée, dans les mouvements de l’histoire », comme « la conquête de l’Etat, le mouvement prolétarien, la lutte anti-colonialiste », etc. La non-violence peut-elle investir le terrain politique pour faire face à des « défis qui émanent de structures : colonialisme, salariat et condition prolétarienne, péril atomique ». « Il me semble, écrit-il, qu’aujourd’hui les non-violents doivent être le noyau prophétique de mouvement proprement politiques, c’est-à-dire axés sur une technique de la révolution, de la réforme ou du pouvoir ». Il s’agit ainsi de sortir de « la mystique non-violente » pour se confronter à la réalité des conflits présents et à venir de notre histoire. « Si la non-violence est la vocation de quelques-uns, elle doit leur apparaître comme le devoir de tous ; pour celui qui la vit et cesse de la regarder, la non-violence veut être toute l’action, veut faire l’histoire8« .

Un après la mort de Gandhi et alors qu’à cette époque peu d’ouvrages et d’études ont été publiés sur les méthodes de résistance non-violence de Gandhi, on s’aperçoit que Paul Ricoeur a déjà saisi l’essentiel de la philosophie et de la stratégie d’action du libérateur de l’Inde. On comprend que son analyse va plus loin que celle des philosophes Jacques Maritain et Emmanuel Mounier (qui ont aussi accordé attention à la non-violence dans les années 20 et 30), en ce sens qu’il est réellement convaincu des potentialités de la non-violence et de l’action non-violente dans l’histoire. Il est certainement, parmi les grands philosophes du XXème siècle, celui qui, le premier, a le plus compris l’essence de la non-violence initiée par Gandhi et qui a su traduire avec le lexique du philosophe la dimension historique de ses potentialités et de son efficacité. Par la suite, bien que Paul Ricoeur ait été attentif à de nombreux événements survenus dans la deuxième moité du Xxème siècle (la lutte pour les droits civiques, les actions non-violentes contre la guerre du Vietnam, la résistance anti-totalitaire en Europe de l’Est) et qui ont montré que la non-violence pouvait être le sujet d’une action responsable et efficace dans l’histoire, il n’a pas renouvelé ses réflexions contenues dans son article publié dans Esprit. Il n’a pas repris le chantier de la réflexion sur la non-violence commencée en 1949. Et cela est bien dommage !

1 Cet article est contenu dans l’ouvrage de Paul Ricoeur Histoire et Vérité, Seuil, 1955, p. 235-245.

2 Arthur Koestler, Le yogi et le commissaire, Calmann-Lévy, 1949

3 « L’homme non-violent et sa présence à l’histoire », in Histoire et Vérité, op. cit., p. 235

4 Histoire et Vérité, op. cit., p. 242.

5 Ibid, p. 242-243

6 Bernard Quelquejeu, « La lutte non-violente relève-t-elle de la seule éthique de conviction ? » , in Revue d’éthique et de théologie morale, 2011/3, n° 265, p. 113-120.

7 Histoire et vérité, op. cit., p. 243

8 Ibid, p. 245

Une réflexion au sujet de « Il y a 70 ans, Paul Ricoeur soulignait l’efficacité de la non-violence dans l’histoire »

  1. emdupont

    Et qui pourrait faire aujourd’hui advenir la non-violence dans les rues de Toulouse et d’ailleurs ??? Quand on voit tagué de crois gammées le visage de Simone Veil, les magasins ornés de « juden »,  les domiciles des élus tagués de menaces de mort et la présidente d’Occitanie anonymement menacée de « BOUM-BOUM – » si elle ne démissionnait pas en moins de trois mois » Que faire devant tant de passion stupide autant que violente ????? Bon weekend et bonne vacances dans la paix de tes Cévennes !!!! Bises Hélène Dupont

    Le 16/02/2019 à 09:59, Blog d’Alain Refalo a écrit : > WordPress.com > alainrefalo posted: « En février 1949, le philosophe Paul Ricoeur > publie dans la revue Esprit un article intitulé « L’homme non-violent > et sa présence à l’histoire1″ qui connait une large audience. Cet > article de Ricoeur fait suite à la publication par Arthur Koestler de > Le yog » >

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