De la « liberté pédagogique » à la sauce Blanquer…

Ainsi donc, pour la première fois, un ministre de l’Education nationale a osé mettre sur le même plan « liberté pédagogique et anarchisme pédagogique »… « La liberté pédagogique n’a jamais été l’anarchisme pédagogique », a-t-il déclaré au journal Le Parisien, le jour où il a dévoilé plusieurs circulaires censées favoriser la bonne conduite des enseignants dans leurs classes… On serait heureux que le ministre nous donne une définition de « l’anarchisme pédagogique », concept totalement inconnu jusqu’alors. Outre qu’il révèle une conception bien restrictive de la philosophie de l’anarchisme en tant que doctrine politique…, il laisse certainement entendre que la liberté pédagogique ne doit pas être synonyme de désordre, tant dans les finalités que les pratiques des enseignants. Faut-il que ce ministre soit si peu informé de la réalité quotidienne des classes pour asséner de tel coups de massue sur la tête des enseignants du primaire ? 

La liberté pédagogique a été introduite dans l’article 48 de la loi du 24 avril 2005. « La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection. » Nous pouvons remarquer que le concept n’est alors pas strictement défini. Il l’est d’autant moins que la volonté des rédacteurs de la loi était précisément de permettre aux enseignants de se libérer de certaines tendances (modes ?) pédagogiques nouvelles et de pouvoir, s’ils le souhaitaient, utiliser des méthodes traditionnelles ou anciennes qui avaient prouvé leur « efficacité ». C’est ainsi que François Fillon, ministre de l’Education nationale, justifiait l’article 48 devant les sénateurs le 18 mars 2005 : « Si nous avons voulu inscrire la liberté pédagogique dans la loi, c’est pour éviter certaines pressions auxquelles les enseignants sont soumis pour qu’ils suivent les méthodes pédagogiques de telle ou telle école de pensée. Les enseignants qui veulent évoluer ou utiliser d’anciennes méthodes se font sanctionner par les inspections, même s’ils obtiennent d’excellents résultats. L’enseignant doit être maître de sa classe et le travail de l’inspection doit vérifier que la méthode pédagogique, quelle qu’elle soit, est efficace ».

Ainsi, contrairement à ceux qui pensent que la liberté pédagogique des enseignants seraient un permis de laisser-faire plus ou moins n’importe quoi sans devoir rendre des comptes, la notion de liberté pédagogique, dès le départ, ne rime pas avec possibilité d’innover et d’expérimenter, mais avec autorisation de retourner en arrière… Blanquer ne fait finalement que dire autrement, mais plus brutalement, l’esprit de la loi de 2005. Enseignants, vous avez la liberté de choisir vos méthodes pédagogiques, mais celles-ci doivent être certifiées par l’institution en fonction de ses propres critères d’efficacité…

Mais Blanquer va encore plus loin. Ayant si peu confiance dans la capacité de discernement des enseignants, de leurs compétences, de leur esprit de recherche et de créativité, il donne sa vision de la liberté pédagogique, à travers des « recommandations » qui s’apparentent en réalité à des injonctions. Celles-ci doivent désormais se conjuguer avec conformisme et obéissance aux normes officielles… Ainsi, après sa fameuse phrase sur « l’anarchisme pédagogique », il poursuit en ses termes : « C’est d’ailleurs beaucoup plus sécurisant d’avancer à la lumière de ce que l’institution a défini, sur la base de la recherche. La clarté libère. » Sécuriser…, le mot est lâché. Enseignants, vous devez travailler sans vous aventurer au-delà des bornes que j’ai définies, sinon vous vous mettriez en danger et avec vous, vos élèves. Vous devez « avancer à la lumière de ce que l’institution a défini » car « la clarté libère ». Phrase d’anthologie. On ne serait mieux définir le totalitarisme pédagogique institué insidieusement pour lutter contre « l’anarchisme pédagogique » ! Et ceci au nom de la « liberté pédagogique » !

Pour l’institution, la liberté pédagogique a des limites. Mais la façon dont elle la conçoit n’est qu’un habillage sémantique pour mieux contrôler les enseignants. Ainsi, dans le préambule des programmes de l’école primaire de 2008 (que nous avions contestés à l’époque), nous pouvions lire : « Le professeur des écoles ne saurait être un simple exécutant : à partir des objectifs nationaux, il doit inventer et mettre en œuvre les situations pédagogiques qui permettront à ses élèves de réussir dans les meilleures conditions. » (BO n° 3, 19 juin 2008, p. 11). A la lettre, il s’agissait de reconnaître la capacité d’innovation des l’enseignants, et donc de reconnaître leur liberté pédagogique afin qu’ils mettent en place les dispositifs pédagogiques les plus pertinents pour la réussite de leurs élèves. Mais dans le même temps, le ministère imposait un dispositif pédagogique unique (l’aide personnalisée) pour « aider » les élèves en difficulté afin de compenser la diminution des postes de RASED. Dans le même temps, les nouveaux programmes insistaient sur la nécessité de l’apprentissage par la mémorisation systématique des leçons et la pratique d’ exercices répétitifs… Et dans le même temps, les inspecteurs faisaient la chasse aux enseignants-désobéisseurs dont la pratique n’était pas conforme à ces dispositifs imposés.

Si les mots ont un sens, le métier d’enseignant ne saurait être un métier d’exécutant passif. Le Conseil d’Etat l’a rappelé plusieurs fois : l’Etat doit définir les contenus d’enseignement et les missions des enseignants. Ce qui signifie que la liberté pédagogique de l’enseignant doit rester celle du choix des méthodes pédagogiques, des démarches didactiques et de l’organisation pratique de la classe. Ce principe permet de garantir l’indépendance de l’école face aux pressions partisanes, aux lobbys de toutes sortes, y compris commerciaux, mais aussi de garantir la spécificité et l’autonomie de la pratique professionnelle des enseignants vis-à-vis de la hiérarchie et des familles.

Pour ma part, je considère que l’enseignant doit être à la fois autonome et responsable. Il doit être en capacité de faire oeuvre de discernement face aux multiples injonctions souvent contradictoires de l’institution, d’avoir la liberté du choix de ses méthodes d’enseignement en symbiose avec les objectifs et les contenus des programmes officiels et de pouvoir justifier ses choix auprès de ses collègues, de l’institution, voire des parents d’élèves. On est donc bien loin du « je fais ce que je veux » qui nous a souvent été reprochés lorsque nous étions en désobéissance pédagogique ouverte. Nous défendions alors le principe d’enseigner de façon éthique et responsable, précisément parce que notre désobéissance était fondamentalement éthique et responsable. Elle respectait l’esprit des missions qui nous étaient confiées, elle était au service de la réussite de tous les élèves. Notre résistance aux programmes indigestes, aux évaluations formatées, et au dispositif de l’aide personnalisée stigmatisant était obéissance aux principes supérieurs de l’éducation, alors bafoués par des directives et des circulaires animées par une volonté idéologique régressive.

En 1882, le ministre de l’instruction publique Paul Bert, déclarait, à l’occasion d’une conférence sur l’éducation civique, qu’ « il faut développer dans l’enfant la personnalité pensante. […] Et comme il n’y a pas de raisonnement sans critique, je ne recule nullement devant l’introduction dans l’enseignement civique, à dose mesurée et sous une forme toujours respectueuse, de la critique des institutions et des lois. Je demande lequel vaudra mieux, pour l’enfant sorti de l’école et devenu un citoyen, de se figurer que les lois et les institutions de son pays sont un dogme auquel il n’est pas possible de toucher, qu’on ne peut plus perfectionner, au risque de perdre tout d’un coup toutes ses illusions, sans savoir où devra s’arrêter la limite de ses critiques, ou bien d’avoir appris à l’avance qu’il est des points dans ces lois et ces institutions qui sont discutables, douteux, perfectibles (1) ». 125 ans plus tard…, le 9 juillet 2009, jour où je suis traduit en commission disciplinaire à Toulouse pour faits de désobéissance pédagogique, le ministre de l’Education Nationale, Luc Chatel, déclarait sur les ondes que «  le principe même de désobéissance [lui] paraît peu compatible avec les valeurs qu’incarne un enseignant ». Il précisait que «  l’enseignant doit faire obéir ses élèves. Il incarne une autorité vis-à-vis de ses élèves, il y aurait un paradoxe qu’il ne s’applique pas à lui-même ses propres règles ».

Le rapprochement de ces deux citations témoigne assurément de deux conceptions de l’instruction et de l’enseignement. D’un côté, la possibilité offerte aux enseignants d’éveiller les enfants à l’esprit critique vis-à-vis des lois et des institutions, d’un autre l’obligation d’inculquer l’obéissance aux élèves, obéissance que l’enseignant doit lui-même incarner de façon exemplaire vis-à-vis de sa hiérarchie. D’un côté, une vision de l’enseignant capable de faire oeuvre de pensée critique, de s’affranchir avec discernement des prescriptions autoritaires et d’apprendre aux élèves le raisonnement critique, de l’autre côté, une vision de l’enseignant qui doit être celle d’un exécutant docile, d’un fonctionnaire servile qui obéit aveuglément et qui doit d’abord inoculer l’obéissance passive à ses élèves.

Le ministre Blanquer se situe bien dans la droite ligne des Darcos et Chatel qui voulaient caporaliser les enseignants du primaire. Nous ne pouvons que l’inviter à s’inspirer de son lointain prédécesseur, Paul Bert… Il faut aujourd’hui, plus que jamais, former des enseignants en capacité de chercher, d’innover, de créer, d’expérimenter, car dans la durée, ce métier est intenable psychologiquement, professionnellement, si l’on est dans une simple posture d’obéissance permanente et d’exécutant docile. Notre statut de fonctionnaire ne saurait nous exempter de notre responsabilité dans la façon d’exécuter nos missions. La liberté pédagogique a donc bien encore un sens. Et il appartient aux enseignants de la défendre en lui donnant un contenu pratique, en résistant aux injonctions et circulaires qui trahissent l’éthique de leurs missions, en agissant « de façon éthique et responsable » au service du progrès de tous leurs élèves.

J’ajoute que sans confiance et sans preuve de confiance vis-à-vis des enseignants du primaire, le ministre ne peut que susciter à nouveau découragement et désarroi. Las de tous ces changements au gré des ministres qui passent, épuisés par des conditions de travail de plus en plus stressantes, les enseignants du primaire n’accepteront pas que la nation continue à les mépriser et les déconsidérer éternellement. Ils ne le méritent pas. Ils demandent aujourd’hui tout simplement le respect et la reconnaissance, ce qui passe aussi par la revalorisation de leur métier, de leur formation comme de leur salaire.

L’école est en danger d’implosion. Alors on attend du ministre, non pas des phrases démagogiques et assassines, mais de l’écoute et des décisions qui donnent du sens et des perspectives novatrices et positives pour construire une école plus juste, plus coopérative et si possible plus efficace. En attendant ce jour béni improbable, nous poursuivrons notre tâche en fidélité aux valeurs fondatrices de l’école de la République. 

(1) Paul Bert, « De l’éducation civique » (1882), in La République et l’école : une anthologie, Presses Pocket, 1991, p. 183.

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11 réflexions au sujet de « De la « liberté pédagogique » à la sauce Blanquer… »

  1. corrompu55569

    Longtemps je me suis demandé ce que pouvait vouloir dire « une classe qui se tient bien sage ».J’ai fini par comprendre grâce aux « autorités » du MEN : c’est une classe soumise et corrompue.

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  2. Ping : Evaluations à l’école : Face aux tentatives de caporalisation des enseignants, la résistance collective s’impose ! Appel aux syndicats. – Blog d'Alain Refalo

  3. Martin

    Merci pour cette analyse que je partage à 100%.
    Comment faire pour que tous les enseignants y aient accès? D’autre part je suis comme Muriel, très pessimiste, car je pense que de nombreux enseignants sont heureux de ces injonctions, se posant eux mêmes peu de question et nous prenant pour de joyeux hurluberlus…. nous qui osons mettre en doute, questionner, imaginer, sortir des manuels, partir des propositions des enfants e t j’en passe!!!! La bonne méthodes, c’est quand même drôlement confortable ça évite plein de questions… Si ça ne marche pas ça sera de la faute des familles, des enfants… qui seront orientés très tôt vers un apprentissage à bas coût et faible salaire…. Je pleure!

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  4. Benjamin Barbier

    Merci pour ce bel article.
    M. Blanquer correspond à des réalités de notre pays : le conservatisme, l’élitisme républicain qui pourrissent notre vivre ensemble mais qui garantissent le bien vivre d’une petite partie de notre population.

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  5. Christophe Rabin

    Merci pour ce beau texte qui met en relief la dimension politique de la liberté pédagogique. La référence à P. Bert est ici parfaitement légitime.
    Que nos collègues s’emparent du sujet, reprennent la main sur le métier pour ne pas se laisser enfermer dans l’infernale (et hautement délétère) posture de simple exécutant. Votre texte démontre (et démonte) l’idéologie à l’oeuvre. Merci sincèrement pour cela.

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  6. Dumont Joel

    Bravo! Excellent article! Vous avez bien mis en évidence les contradictions de certains discours et la nécessité de s’affranchir du joug de certains hommes politiques. C’est un bel encouragement pour chacun à saisir sa liberté responsable. Merci.

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