« Tolstoï fut l’homme le plus véridique de son temps. Sa vie fut marquée par un effort constant et acharné pour chercher la vérité et la mettre en pratique une fois trouvée. Il n’essaya jamais de cacher la vérité ou de l’atténuer. Au contraire, il osa l’exposer intégralement aux yeux de tous, sans équivoque ni compromis ; aucune puissance au monde ne l’en aurait détourné. Tolstoï est le plus grand apôtre de la non-violence que notre époque ait connu. Personne en Occident, avant lui ou depuis, n’a écrit ou parlé au sujet de la non-violence d’une manière si magistrale, et avec autant d’insistance, de pénétration et de perspicacité. » Ce remarquable hommage, il est de la plume de Gandhi lui-même, à l’occasion du centenaire de la naissance de Léon Tolstoï en 1928. A l’occasion de la publication de deux ouvrages d’écrits (philosophiques et littéraires) introuvables de Tolstoï sur lesquels nous reviendrons prochainement1, j’inaugure une nouvelle rubrique sur ce blog qui comprendra le résultat de mes recherches sur le grand écrivain de la terre russe, prélude à un important ouvrage que j’envisage pour le bi-centenaire de la mort de Tolstoï (en 2028).
1Tolstoï, Les insurgés, Cinq récits sur le tsar et la révolution, Gallimard, coll. Folio classique, 2017, 256 p. / Tolstoï, Le refus d'obéissance, Ecrits sur la révolution, Ed. L'Echappée-Le pas de côté, 2017, 224 p.
La dette de Gandhi envers Tolstoï est immense. Il reconnaissait que le grand écrivain de la terre russe avait été l’un « des trois modernes qui avaient marqué d’un sceau profond sa vie ». En 1894, jeune avocat indien en Afrique du Sud et alors qu’il défend les droits de la minorité indienne contre les lois discriminatoires des Britanniques, Gandhi découvre l’ouvrage Le royaume de Dieu est en vous, publié par Tolstoï l’année précédente. « Il y a de cela quarante ans, écrit-il en 1928, alors que je traversais une grave crise de scepticisme et de doute, il m’arriva de tomber sur le livre de Tolstoï Le royaume de Dieu est en vous. Cette lecture me fit une profonde impression. A cette époque-là, je croyais à la violence. Après avoir lu cet ouvrage, je fus guéri de mon scepticisme et crus fermement à l’ahimsa1 .» Dans son Autobiographie, Gandhi avoue que la lecture du Royaume de Dieu est en vous l’ « enthousiasma » et qu’il en garda « une impression inoubliable2 ». Il s’agit bien du maître-livre qui lui fit découvrir l’esprit de la non-violence.
Mais les œuvres philosophiques, spirituelles et politiques de Léon Tolstoï sont littéralement passées à la trappe de l’histoire. Pourtant, pendant les trente dernières années de sa vie, cet homme, couvert de gloire littéraire, mais finalement très seul et sans relais politique, s’est élevé de la force de tout son être contre tous les pouvoirs politiques, économiques et religieux de son époque. Il a patiemment déconstruit, dans de nombreux articles et ouvrages, toutes les institutions qui légitiment la violence, l’Etat, la police, la justice, l’armée et même les églises. Reniant ses œuvres littéraires passées qui lui ont assuré la célébrité, Tolstoï n’aura de cesse d’écrire et de publier pour dénoncer les injustices de son temps, la violence de l’Etat, les reniements et les compromissions des Eglises. Il prêche la « vraie vie », la vie authentique qui est orientée vers le bien d’autrui, qui refuse toute compromission avec la violence, y compris dans des nouvelles pénétrantes comme La mort d’Ivan Illitch (1886) ou Maître et Serviteur (1895), mais aussi et surtout dans les Contes populaires qu’il affectionnait tout particulièrement.
Le chercheur de vérité
« Chercher la vérité », disait Tolstoï… Ce fut sa quête permanente, ce seront aussi ses dernières paroles sur son lit de mort… On a souvent opposé le romancier génial, auteur de deux immenses chef d’oeuvre de la littérature mondiale, Guerre et Paix et Anna Karénine, et le prophète obstiné prêchant inlassablement contre toute violence, contre toute autorité religieuse, étatique et militaire. Cette opposition semble correspondre à deux moments bien distincts de sa vie, séparés par la rédaction de ses Confessions dans lesquelles il raconte l’épreuve qu’il vient de traverser et le « renversement de valeurs » qu’elle a entraîné en lui.
En réalité, Tolstoï aura toujours été un homme en quête de vérité. Cette quête, elle transparaît déjà dans ses écrits littéraires avant sa crise spirituelle. Dès 1855, lorsqu’il écrit Les récits de Sébastopol, il formulera son projet à la fois littéraire et philosophique : « Le héros de mon récit, que j’aime de toute mon âme, que je me suis efforcé de reproduire dans toute sa beauté, et qui a toujours été, est et sera toujours beau, c’est la vérité »… Alexandra Tolstoï, l’une des filles de l’écrivain, expliquera d’ailleurs le succès international que connut Guerre et Paix : « On continue à lire, à publier et à traduire Guerre et paix dans tous les pays du monde civilisé […] parce que les questions que l’auteur y soulève sont des questions éternelles. L’objet de sa quête est la vérité, la vérité toute nue même si la foule refuse de la reconnaître3. »
Les idées qu’il ne devait cesser de marteler dans de nombreux écrits des trente dernières années de sa vie sont d’ailleurs, pour l’essentiel, contenue dans la grande tirade de Pierre Bezoukof à ses amis francs maçons dans Guerre et Paix : « Pour répandre la vérité, proclame l’un des héros de Guerre et Paix, pour amener le triomphe de la vertu, nous devrons détruire les préjugés, établir des règles conformes à l’esprit du temps, nous donner pour tâche l’éducation de la jeunesse, nous unir par des liens indissolubles à des esprits éclairés, afin de vaincre ensemble et hardiment la superstition, le manque de foi, la bêtise humaine, et former, parmi ceux qui sont dévoués à la cause, des ouvriers liés entre eux par l’unité du but, ayant en leurs mains force et pouvoir. Pour en arriver là, il faut faire pencher la balance du côté de la vertu, il faut que l’homme de bien reçoive même en ce monde la récompense de ses bonnes actions ; mais, dira-t-on, les institutions politiques actuelles s’opposent à l’exécution de ces nobles aspirations. Que nous reste-t-il donc à faire ? Fomenter des révolutions ? Bouleverser tout, et chasser la force par la force ? Non, nous sommes loin de prêcher les réformes violentes et arbitraires ! Elles méritent au contraire le blâme, car elles ne sauraient déraciner le mal, si les hommes restent les mêmes. La vérité doit s’imposer sans violence ! 4»
L’essentiel était déjà dit. « La vérité doit s’imposer sans violence ». Cette maxime résume l’essentiel du projet philosophique et littéraire de Tolstoï. La crise existentielle et spirituelle qui s’est manifestée dans les années … a certes définitivement orienté son travail d’écrivain vers la propagation des vérités qu’il a découvertes, mais elle était déjà en germe dans ses premières œuvres littéraires. « Sans doute, dans cette phase littéraire de son évolution, écrit Michel Aucouturier, la recherche de la vérité se situe-t-elle au niveau de l’individu et vise-t-elle à démasquer les faux-semblants des attitudes et des conventions sociales. […] Cependant, ajoute-t-il, déjà, on sent poindre une remise en cause implicite de ces situations dans la façon même dont l’auteur les décrit et dont les vivent les personnages […] Sous l’objectivité apparente des descriptions, la condamnation morale est parfaitement sensible5 ». « Tout au long de son œuvre de fiction, précise Michel Aucouturier, à travers tous les personnages qu’il va créer, Tosltoï ne cessera de chercher à comprendre et à formuler l’aspiration au bien qu’il ressent au fond de lui-même, et plus généralement, à donner à sa vie un sens que la mort ne détruise pas6 » .
La non-résistance au mal par la violence
S’il est reconnu par Gandhi comme un précurseur de la non-violence7, il n’utilise pourtant pas dans ses écrits le terme de « non-violence » qui ne sera forgé par le libérateur de l’Inde qu’en 1920. Il emploie l’expression « non-résistance au mal par la violence » qui apparaît pour la première fois sous sa plume en 18848. C’est le verset 39 du chapitre V de Matthieu qui lui révéla ce qui allait être le cœur de sa philosophie de « non-violence » : « Vous avez entendu qu’il a été dit : « Œil pour œil, dent pour dent ». Et moi je vous dis de ne point résister au méchant ». Tolstoï explique que ce verset signifie « ne résiste jamais au méchant, c’est-à-dire ne commets jamais la violence ; en d’autres termes, ne commets jamais aucun acte contraire à l’amour. Si l’on t’insulte, supporte l’offense et, malgré tout, ne recours jamais à la violence9 ». Nulle part ailleurs, selon Tolstoï, n’est exprimé plus clairement le « pivot de toute l’idée » contenue dans les Evangiles. Le sage de Nazareth abroge l’ancienne loi du talion et propose la sienne, nouvelle, qui dit de ne pas répondre à la violence par la violence. Tolstoï n’aura de cesse de s’étonner que l’Eglise ait put cacher si longtemps cette « clef » qui permet de comprendre tous les autres commandements.
Pourtant, l’ambiguïté de l’expression « non-résistance au mal par la violence » sera largement utilisée par les détracteurs de Tolstoï qui insisteront sur la contradiction qu’elle semble contenir. Ne pas vouloir résister au mal, n’est-ce pas faire le jeu du mal lui-même, n’est-ce pas se résigner à la logique de la violence et se soumettre à la loi du plus fort ? Tolstoï s’en expliquera : Il ne s’agit pas d’être indifférent au mal ou de ne pas s’opposer au mal, nous dit-il, mais au contraire de lutter contre lui par d’autres moyens, d’autres méthodes que la violence, notamment l’insoumission aux institutions de la violence. Pour Tolstoï, l’homme, s’il veut reconquérir sa dignité et sa liberté, et respecter celles des autres, doit avant tout « s’abstenir de tout acte contraire à la conscience », c’est-à-dire ne pas avoir recours au mal pour lutter contre le mal. « De même que le feu n’éteint pas le feu, écrit Tolstoï, le mal ne peut éteindre le mal. Seul le bien, face à face avec le mal, sans en subir la contagion, triomphe du mal10 ».
L’Eglise a trahi le message du Christ
La virulence des attaques de Tolstoï contre l’Eglise de son temps s’enracine dans une interrogation toute simple : comment est-il possible que l’Eglise justifie dans les faits la guerre et la peine de mort, tandis qu’elle recommande en paroles la doctrine de Jésus qui enseigne le devoir de rendre le bien pour le mal ? « A cette époque, écrit-il dans ses Confessions, la Russie était précisément en guerre11. Les Russes, au nom de l’amour du Christ, se mirent à tuer leurs frères. Il était impossible de ne pas penser à cela. On ne pouvait point de pas voir que le meurtre est un mal contraire aux bases les plus fondamentales de toute religion. Et en même temps, dans les églises, on priait pour le succès de nos armes ; les docteurs de la foi reconnaissaient ce meurtre comme une œuvre découlant de la religion12 ». Tolstoï porte alors toute son attention sur tout ce qui se fait au nom de la religion et du christianisme et il en est « horrifié ».
La justification de la violence par l’Eglise pour lutter contre le mal constitue pour Tolstoï une véritable erreur de pensée, une imposture dont la cause fondamentale consiste dans l’idée souvent répandue que l’ancienne loi de Moïse, « œil pour œil, dent pour dent » peut s’accorder avec la nouvelle loi de Jésus qui demande de ne pas répondre au mal par la violence. Tolstoï montre que la loi de Jésus implique et impose l’abrogation de la loi de Moïse. L’une et l’autre ne peuvent ni s’accorder, ni se compléter, tout simplement parce qu’elles se contredisent radicalement sur la question essentielle de la légitimité du recours à la colère, au jugement, à la violence et à la guerre. « Les livres de l’Ancien Testament, affirme Tolstoï, ne peuvent qu’obscurcir, non expliquer, le sens de la doctrine du Christ13 ».
Ainsi, faisant la part du bon grain et de l’ivraie, Tolstoï est convaincu que l’Eglise a trahi la véritable signification du message de Jésus. En ne respectant pas le commandement qui interdit de s’opposer au mal par la violence, Tolstoï constate que l’Eglise a dénaturé les principes du Christ et les a rendus incompréhensibles. La légitimation de la violence constitue un « écart de doctrine » qui, « plus que tout autre », a transformé l’esprit et la pratique du christianisme. « Cette étude, explique Tolstoï, m’a amené à la conviction que la religion professée par notre hiérarchie et enseignée au peuple est non seulement un mensonge, mais une tromperie immorale14 ». A l’issue de ces recherches exégétiques et théologiques, Tolstoï est parvenu à la conclusion que l’Eglise a de tout temps « caché la vérité » aux croyants et « renié en fait dans la vie les paroles du Christ ». Tolstoï constate que, depuis Constantin, toutes les tentatives, certes minoritaires, pour montrer l’incompatibilité de la violence avec la doctrine chrétienne ont été étouffées et passées sous silence par les docteurs de l’Eglise, mais aussi par les classes dirigeantes.
La hiérarchie de l’Eglise orthodoxe ne pardonnera jamais à Tolstoï ses écrits « blasphémateurs ». Elle influencera sans cesse les autorités politiques pour que ses ouvrages soient censurés dès leur parution. Ainsi en fut-il de ses œuvres doctrinaires qui circuleront tout de même sous le manteau, mais également de ses œuvres destinées au grand public comme les Contes populaires. Mais après la publication de Résurrection en 1899, où, en filigrane de l’histoire romanesque du prince Nekhlioudov et de la prostituée la Maslova, il accuse l’Eglise orthodoxe d’être impliquée dans les injustices et les inégalités sociales de son pays, l’Eglise trouvera l’occasion de répliquer fermement aux idées « sacrilèges » prônées par Tolstoï. Le 22 février 1901, un décret public d’excommunication de Léon Tolstoï signé par trois métropolites et quatre évêques est affiché aux portes de toutes les églises. La rupture de Tolstoï avec l’Eglise orthodoxe est alors définitivement consommée.
La conscience universelle
Mais Tolstoï ne se tait pas pour autant. Lors de la guerre russo-japonaise (1904), il dénonce avec virulence le fléau du patriotisme et la bénédiction de l’Eglise aux entreprises guerrières des Etats. Durant la révolution de 1905, atterré par le déchaînement des violences de toutes parts, il critique avec virulence les révolutionnaires dont il rejette les méthodes meurtrières. Il prêche, dans l’incompréhension générale, la révolution spirituelle et le perfectionnement moral individuel, seul à même, selon lui, de permettre aux hommes de lutter efficacement contre ce qui les désunit. Et puis, ultime combat, il lance le 9 mai 1908 son fameux appel Je ne puis plus me taire, pour tenter de sauver, en vain finalement, plusieurs dizaines de paysans condamnés à mort pour révolte armée contre leur propriétaire. Conscience morale européenne de son temps, encensé par Jaurès après sa mort, Tolstoï était une voix qui portait loin.
En 1909, un an avant la mort de Tolstoï, commence, à l’initiative de Gandhi, une étonnante et passionnante correspondance entre les deux hommes, dont la dernière lettre de Tolstoï, deux mois avant sa mort, est considérée comme son testament spirituel, « l’évangile de la non-violence », selon Romain Rolland. Le mahatma cherchait auprès de son maître un soutien moral à son action de résistance en Afrique du Sud en faveur des droits de la minorité indienne. Il demandait alors à Tolstoï de publier dans son journal la fameuse Lettre à un Hindou que Tolstoï venait d’écrire en réponse à un correspondant indien partisan de la violence pour lutter contre l’empire britannique. Dans cette lettre, Tolstoï explique que ce sont les Hindous qui sont responsables de leur propre asservissement parce qu’ils ne reconnaissent que la « loi de la violence ». Fortement imprégné du Traité de la servitude volontaire de La Boétie, il leur suggère ne pas participer « à quelque forme de violence que ce soit, aux actions violentes de l’administration, des cours de justice, au prélèvement d’impôts, et le plus important, aux actions violentes des soldats « .
C’est précisément cette stratégie de non-coopération et de désobéissance civile avec les lois et les autorités coloniales que Gandhi mettra en œuvre dans son combat pour l’indépendance de son pays. Celui-ci a certes repris toutes les affirmations de Tolstoï sur les exigences morales de l’amour et de la « non-violence », mais surtout il a organisé lui-même une action politique non-violente visant à libérer son peuple de l’oppression coloniale. Il n’a pas seulement dénoncé, il a agi et construit. Ce faisant, Gandhi a donné toute sa dimension aux vérités découvertes par le sage d’Iasnaïa Poliana.
1 Gandhi, Tous les hommes sont frères, Gallimard, 1969, p. 291. Ahimsa est un mot sanskrit qui signifie le désir de maîtriser sa violence. Gandhi l’a traduit par « non-violence ».
2 Gandhi, Autobiographie ou mes expériences avec la vérité, Presses Universitaires de France, 1950, p. 173.
3Alexandra Tolstoï, Léon Tolstoï, mon père, Paris, Amiot-Dumont, 1956, p. 180-181.
4 Guerre et paix, tome 2, paragraphe 7
5Michel Aucouturier, Deux Tolstoï ou un seul ?, in Alternatives Non-Violentes, décembre 2009, n° 153, p. 20.
6Ibid, p. 21
7 Revue Alternatives non-violentes, Tolstoï précurseur de la non-violence, n° 153, décembre 2009
8 Quelle est ma foi ? (1884), Stock, 1923.
9 Ibid, p. 18-19.
10 Ibid, p. 59.
11 Il s’agit de la guerre qui oppose, depuis le 12 avril 1877, la Russie et la Turquie.
12 Confessions (1879), Stock, 1908, p. 115
13 Concordance et traduction des quatre évangiles (1881), Stock, 1910, p. 20
14 Ibid, p. 5
Ping : Tolstoï, précurseur de la non-violence, inspirateur de Gandhi – Virginie Jeanjacquot
Merci de ce billet, qui résonne ! Je n’ai pas lu Tolstoï, il va falloir y remédier, et vous m’en donnez l’impulsion de départ ^^.
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