Il y a vingt ans, au mois de mai 1996, nous apprenions la mort de sept moines trappistes du monastère de Tibhirine. Ils avaient été enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars par un groupe armé. Nous ne savons toujours rien de précis sur les circonstances de leur mort, ni sur leur date exacte. Celle-ci avait soulevé une grande émotion, au-delà du pays, l’Algérie, où ils avaient choisi de vivre. Mais que savons-nous au juste du sens de leur engagement au coeur d’un pays alors tourmenté et meurtri par la violence et la guerre ?
C’est le livre de Jean-Marie Muller, « Les moines de Tibhirine, témoins de la non-violence »1, publié en 1999, qui apportera bien des éclaircissements sur cette question. Car l’écrivain avait eu très vite l’intuition que la vie et la mort de ces moines devaient pouvoir se comprendre à la lumière de ce qu’il appelle « l’exigence évangélique de non-violence ».
Le moment décisif où tout a basculé se situe dans la soirée du 24 décembre 1993, lorsqu’un groupe de six islamistes armés fait irruption dans le monastère. Coups de pieds dans la porte, parole sèche, menace des armes. Les moines pensent que leur dernière heure est arrivée. Surmontant leur peur, les moines répondent trois fois non aux exigences posées par ces hommes (donner de l’argent, soigner leurs blessés, donner des médicaments). Un dialogue s’instaure. « Vous n’avez pas le choix », dit leur chef. « Si, j’ai le choix », répond Christian, le prieur. Les moines obligent les hommes armés, par leur fermeté dans le dialogue, à quitter le monastère, un lieu où les armes n’ont pas droit de cité, surtout un soir de Noël. Dans son homélie du 11 février 1996, Christian témoigne : « Expérience vécue qu’en se présentant les mains nues au meurtrier surarmé, il est possible de le désarmer… non seulement en lui donnant de voir de près ce visage d’un frère en humanité qu’il menaçait de mort, mais aussi en lui laissant sa meilleure chance de révéler quelque chose de son propre visage caché dans les profondeurs de Dieu »2.
A partir de ce jour, les moines savent qu’ils reverront ces « frères de la montagne » et que leur vie est désormais en danger. Ils décident cependant de rester, sans d’autre protection que leur propre vulnérabilité, tout en ayant parfaitement conscience de la menace qui pèse sur eux. La prière quotidienne des moines devient « Désarme-moi, désarme-nous, désarme-les », rejoignant ainsi l’exigence spirituelle de non-violence contenue dans les paroles de l’Evangile, que Muller résume dans cette belle phrase : « Le Dieu de l’évangile est un Dieu désarmé qui invite l’homme à se désarmer pour pouvoir désarmer l’autre homme »3.
Ils décident de rester parce que leurs voisins musulmans qu’ils cotoient chaque jour, également menacés, n’ont pas le choix de partir. Et ces voisins comptent sur eux. « S’il nous arrive quelque chose – je ne le souhaite pas –, écrit frère Michel, nous voulons le vivre ici en solidarité avec tous ces Algériens (et Algériennes) qui ont déjà payé de leur vie, seulement solidaires de tous ces inconnus, innocents… ». Les moines de Tibhirine ont vécu dans l’espérance que leur choix éviterait leur assassinat. Ce n’est pas de la mort dont ils avaient peur, ils craignaient avant tout que des Algériens en soient responsables. Ainsi, Christian de Chergé écrit-il dans son « testament » : « Je ne vois pas, en effet, comment je pourrais me réjouir que ce peuple que j’aime soit indistinctement accusé de mon meurtre. C’est trop cher payé ce qu’on appellera, peut-être, la « grâce du martyre » que de la devoir à un Algérien, quel qu’il soit, surtout s’il dit agir en fidélité à ce qu’il croit être l’islam4. » Jean Marie Muller explique que « Christian se veut responsable de l’autre homme jusqu’à se sentir responsable du meurtre qu’il pourrait commettre.[…] Parce ce qu’il est le gardien de son frère, ce dont il a peur pour l’autre, ce n’est pas seulement qu’il puisse mourir, mais c’est qu’il puisse tuer »5.
Les causeries et les sermons du prieur de Tibhirine, Christian de Chergé, nous révèlent toute la démarche spirituelle de non-violence qu’ont réalisée les moines de Tibhirine. Le refus du meurtre, de la violence, l’exigence de pardon, la recherche de l’innocence sont au coeur de leurs réflexions et de leur engagement quotidien. « Seul est non-violent, dit Christian de Chergé dans l’une de ses prédications, celui qui n’a fait violence ni au ciel ni à la terre. Nous voici invités à célébrer, devant ce cadavre d’une humanité violentée par des hommes violents, un autre témoignage dont nous avons tous besoin pour échapper à la complicité sournoise que la violence trouve en chacun de nous, le témoignage, le martyre de l’innocence6« . Le risque qu’ont pris les moines est le risque de la non-violence, c’est–à-dire « le risque de mourir pour ne pas tuer ». Ils ont risqué leur vie, non par goût du martyre, mais pour refuser d’être complice de la violence et dans l’espérance que leur attitude « désarme » leurs adversaires.
Dans la préface au livre de Jean-Marie Muller, le père Claude Rault explique que « leur vie monastique a été une école de non-violence ». Ces moines, ils venaient d’horizons différents, ils avaient des parcours, des tempéraments, des cheminements très différents. Ils ont appris dans leur vie communautaire à se comprendre, à s’apprivoiser, à s’accepter. « Que de colères éteintes, écrit Claude Rault, que d’impatiences maîtrisées, de ressentiments déminés, d’efforts continuels pour aimer… sans violence. Ils n’auraient pas pu opter pour une attitude non-violente s’ils ne l’avaient pas d’abord vécue entre eux. » Leur engagement non-violent face à leurs agresseurs armés dans un contexte de menace permanente s’enracine dans une expérience communautaire de non-violence.
Dans le témoignage de la vie et de la mort des moines de Tibhirine, il y a quelque chose d’immense, qui nous dépasse et qui nous bouleverse. Il ne s’agit pas ici de religion, mais de spiritualité, d’une spiritualité qui « s’inscrit dans un horizon universel ». Mais aussi une spiritualité qui s’incarne dans une résistance éthique à la terreur, une résistance à la volonté d’instaurer un ordre barbare. Les moines ont montré, à leur façon, qu’une autre voie que la fuite et la violence était possible pour rester fidèle à leurs convictions et les vivre pleinement, sans concession, ni compromis avec la violence. « Au terme de ce long travail de ré-flexion, écrit Jean-Marie Muller, la conviction est devenue totale en moi que le « martyre », c’est-à-dire le « témoignage » des moines de Tibhirine est un acte fondateur qui inscrit en lettres de feu la non-violence dans la trame de notre histoire. »
1Jean-Marie Muller, Les moines de Tibhirine, « témoins » de la non-violence, Ed. Témoignage Chrétien, 1999, 110 p.
2La Croix, 21 mai 1997
3Jean-Marie Muller, op. cit., p. 46
4Christian de Chergé, L’invincible espérance, Bayard Editions/ Centurion, 1997, p. 222
5Jean-Marie Muller, op. cit. p. 41
6Christian de Chergé, op. cit., p. 232
Un grand souvenir pour moi ce soir de mai 1996: nous étions nombreux dans la salle arrière de l’ église de la Patte d’Oie entourant, comme chaque jour depuis plusieurs semaines, 7 personnes en jeûne prolongé dans l’espoir de leur régularisation par la préfecture. Chaque soir on recevait les nouvelles des avancées du dialogue avec le préfet et les avis des médecins qui venaient plusieurs fois par jour. Marie de La Monneraie, cousine de Christian de Chergé était avec nous. Elle avait espéré jusqu’au bout et s’est effondrée. Elle a plus tard quitté Bagatelle quand Alzeimer s’est annoncé pour rejoindre Paris où elle est toujours en maison de retraite chez les P S A 57 rue Violet 75015. Je ne suis plus allée la voir quand ses souvenirs de Toulouse ont été effacés et qu’elle ne m’a plus reconnue. Elle fait partie des « victimes collatérales » !
C’est bien de rappeler cette présence fidèle jusque dans la mort en Algérie. Merci d’y avoir pensé par ces temps de racisme galopant !
Hélène Dupont
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