Le pouvoir de la non-violence (3) : Les leçons de la lutte exemplaire du Larzac (1971 – 1981)

Larzac50 ans plus tard, la lutte des paysans du Larzac (1971-1981) contre l’extension du camp militaire demeure assurément emblématique et particulièrement exemplaire. A cette époque, on a voulu chasser des paysans vivant sur le plateau du Larzac, en Aveyron, pour que leur terre permette l’extension d’un camp de manoeuvres militaires qui préparent la guerre. Des champs cultivés pour la vie devaient se transformer en camps d’entraînement pour la mort. La symbolique extraordinaire de cette décision gouvernementale, annoncée un soir à la télévision par le ministre de la Défense en octobre 1971, a généré le plus puissant mouvement de résistance à la militarisation que la Ve République ait connu.

Cette lutte est emblématique et exemplaire pour plusieurs raisons. La première est qu’elle s’oppose à une décision politique visant à agrandir un terrain militaire (de 3 000 à 17 000 hectares), dans le but de développer des manoeuvres d’engins guerriers et de réaliser des exercices de tirs. De surcroît, cette décision est censée s’imposer à plusieurs dizaines de familles de paysans qui vivent sur le plateau depuis très longtemps et à qui on demande de déguerpir. Une centaine d’exploitations agricoles sont concernées par le projet d’expropriation. On se souvient du mépris initial affiché par le pouvoir pour tenter de minimiser les conséquences humaines de son projet qui n’est pas encore officiel. « Il y a quelques paysans, déclare le secrétaire d’État à la Défense nationale lors d’une réunion politique à La Cavalerie en octobre 1970, qui élèvent vaguement quelques moutons en vivant plus ou moins moyenâgeusement, et qu’il est nécessaire d’exproprier1« … On ne saurait être plus caricatural ! Mais dans l’esprit militariste des hommes politiques au pouvoir alors, la subtilité et la psychologie n’étaient sans doute pas leur point fort. L’autoritarisme de cette décision, qui plus est en faveur d’une institution, l’armée, dont le fonctionnement repose, faut-il le rappeler, sur l’obéissance inconditionnelle, est, elle aussi, emblématique d’une vision militariste de la politique. Que des paysans et des citoyens osent s’opposer frontalement à l’institution militaire constitue un événement dans cette France militarisée des années 1970.

La seconde raison de son exemplarité est que cette lutte s’est très tôt orientée dans la voie de la non-violence et s’y est maintenue. Au mois de mars 1972, Lanza del Vasto, vient sur le plateau du Larzac. Philosophe d’origine italienne, disciple de Gandhi qu’il avait rencontré en Inde en 1937, surnommé Shantidas (« serviteur de paix ») par le Mahatma, et fondateur de la Communauté de l’Arche (un ordre gandhien), Lanza del Vasto entreprend alors un jeûne de quinze jours en solidarité avec les paysans et témoigne de sa réflexion sur la non-violence. À l’issue de cette action fondatrice, les paysans (103 sur 109) s’engagent par un serment (le « serment des 103 ») à ne jamais quitter ou vendre leurs terres. Parallèlement à ce serment, le choix est validé d’agir selon les méthodes de l’action non-violente. Ainsi, ce mouvement s’est construit dans la durée grâce à la non-violence qui lui a permis de fédérer l’ensemble des paysans, de structurer la solidarité et d’élargir la base militante fondatrice. Très vite, les paysans ont compris que la violence, que défendait une partie de l’extrême gauche, serait contre-productive et qu’elle ferait le jeu du pouvoir. Ils ont donc inventé, au fil des mois et des ans, en cohérence avec les valeurs morales qui les animaient, des actions organisées et maîtrisées, mais profondément radicales. Cette radicalité constructive, déclinée dans de nombreuses actions d’occupations illégales de terres et de fermes dévolues à l’armée, de blocages de convois militaires, de marches et de manifestations, d’actions spectaculaires (des brebis sous la Tour Eiffel en 1972, un campement au même endroit en 1980), de campagnes de désobéissance civile (renvois de livrets militaires, refus-redistribution de l’impôt), a été le ferment de la lutte et ce qui lui a permis de vaincre au final. L’une des actions les plus spectaculaires a été l’infiltration de 22 militants et paysans dans le camp militaire, le 22 juin 1976, pour détruire2 cinq cents dossiers relatifs à l’enquête parcellaire avant expropriation. Les protagonistes seront condamnés à des peines allant de six mois à trois ans ferme. Toutes ces actions de désobéissance civile ont suscité de nombreux procès qui furent autant de tribunes publiques contribuant à la mobilisation et la solidarité.

La troisième raison qui fait de cette lutte contre la militarisation une lutte exemplaire est qu’elle a été une lutte réellement populaire. Le noyau dur de départ a suscité un élan de solidarité dans la population locale, puis régionale. Des comités de lutte (les fameux « Comités Larzac ») se sont créés et développés un peu partout en France (environ 150), assurant une visibilité nationale au mouvement et suscitant l’intérêt, l’approbation et l’engagement d’un nombre toujours croissant de personnes. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : avril 1972, 3 000 personnes sur le plateau pour l’opération « Fermes ouvertes » ; juillet 1972, manifestation à Rodez de 20 000 personnes ; août 1973, rassemblement de 60 000 personnes sur le plateau au lieu dit Rajal del Guorp ; août 1974, à l’occasion de la « fête de la moisson pour le Tiers-Monde », manifestation de 100 000 personnes sur le Larzac ; août 1977, le rassemblement « Vivre et travailler au pays » réunit 50 000 personnes ; octobre 1978, à l’occasion d’une journée nationale de solidarité, manifestations dans plus de 100 villes de France ; décembre 1978, après la marche Larzac-Paris de 200 paysans, manifestation de 100 000 personnes à Paris ; mai 1980, rassemblement Plogoff-Larzac à Plogoff avec plus de 100 000 personnes. Ces chiffres ne donnent qu’un aperçu limité de l’implantation et de la résonance locale et nationale de cette lutte qui a suscité également quantité de réunions publiques, de conférences, de soirées de soutien, de concerts, d’articles de presse, d’ouvrages et d’émissions de radio et de télévision pendant dix ans. La popularité de cette lutte est liée tout autant à la justesse de la cause qu’au choix des moyens non-violents qui ont contribué à sensibiliser et convaincre l’opinion publique de la pertinence des revendications des paysans. Tout particulièrement, « l’humour potache », à travers quantités de slogans et d’affiches toujours plus créatifs, mais aussi d’actions tournant en ridicule l’armée et le pouvoir politique, a permis « de mettre les rieurs du côté du mouvement3« , accentuant également la dimension David contre Goliath, autrement dit du pot de terre contre le pot de fer. En octobre 1977, un troupeau de brebis envahit le tribunal de Millau où sont jugés plusieurs objecteurs insoumis du plateau, à la grande stupéfaction de tous. « Faisons l’humour, pas la guerre », mais aussi « Faisons labour, pas la guerre », étaient des slogans qui résumaient parfaitement l’esprit de cette lutte.

La quatrième raison témoignant de l’exemplarité de cette lutte est que les campagnes d’action collective utilisaient le levier de la militarisation de la société pour le retourner contre le pouvoir et son institution militaire. La désobéissance civile s’est ainsi exprimée à travers deux actions phare : le renvoi des livrets militaires et le refus partiel de l’impôt. Le 28 avril 1973, soixante paysans du Larzac renvoient leur document d’identité militaire, signe de leur détermination à lutter par un acte collectif illégal contre l’extension du camp militaire. Par ce geste, ils signifient à l’État leur refus d’obéissance, leur refus d’être privé de leur outil de travail et leur volonté de « vivre et travailler au pays ». Durant toute la lutte, près de trois mille personnes en France accompliront le même geste, expliquant qu’elles ne récupéreront leur livret qu’une fois le projet d’extension abandonné. À partir de 1975, le gouvernement engage quelques procédures judiciaires à l’encontre des renvoyeurs de livrets, mais ces procès seront surtout l’occasion de médiatiser la cause du Larzac. C’est la dynamique de cette action qui a abouti en 1983 au droit à l’objection de conscience dans la réserve.

L’objection à l’impôt a été l’autre facette de la désobéissance civile durant le Larzac. L’impôt du contribuable sert à financer les projets de la Défense nationale parmi lesquels se trouve l’extension du camp militaire. Au Larzac, l’idée a germé de ne pas contribuer passivement, par le paiement de son impôt, à ce projet néfaste. C’est ainsi qu’est née, en 1972, l’action de refus-redistribution de 3% de l’impôt sur le revenu. L’une des affiches incitatrices à cette action clamait : « Ne payez pas vos impôts comme des moutons »… Il s’agit alors de déduire 3% de l’impôt destiné à l’armée et de les reverser à des projets agricoles. Le 12 janvier 1973, veille de l’arrivée des paysans à Paris en tracteurs, une délégation remet au ministère de la Défense une lettre collective de 113 refuseurs. Ces premiers objecteurs fiscaux seront suivis par des centaines d’autres, jusqu’à trois mille, ce qui est tout à fait remarquable compte-tenu du risque alors encouru (3 mois à 2 ans de prison). La plupart du temps, les percepteurs saisissent la somme retirée et la majorent de 10%. Les sommes refusées au fisc sont reversées à une association, l’Association pour la promotion de l’agriculture sur le Larzac (APAL). La toute première réalisation concrète, et hautement symbolique, sera la construction illégale de la bergerie de La Blaquière, surnommée la « cathédrale » du Larzac, dont la première pierre sera posée le 10 juin 1973. Triplement illégale : Construite sans permis de construire, avec l’argent du refus de l’impôt, par des personnes dont nombre d’entre-elles sont des objecteurs insoumis qui accomplissent ainsi leur « service civil ». Au Larzac, la désobéissance civile a été un outil efficace au service de la résistance à la militarisation, mais aussi de projets alternatifs.

La cinquième raison est que cette lutte fut éminemment constructive et tournée vers l’avenir, tant pendant, qu’après la lutte. La même année de la construction de la bergerie de la Blaquière, une école est ouverte sur le plateau accueillant des élèves qui auparavant devaient se rendre à Millau. Des terres de propriétaires non paysans que l’armée convoitait sont rachetées par le biais de Groupements Fonciers Agricoles. Des milliers de personnes (au total 3 838) achètent une ou plusieurs parts de terrain, représentant au final 1 141 hectares répartis entre 5 500 parts. « Ces terres, explique Vincent Roussel, ont été attribuées au fur et à mesure à des exploitants en échange de fermages4« . Cette opération a permis à beaucoup de paysans de rester ou de s’installer au Larzac. D’autres initiatives, souvent illégales et parfois durement réprimées, visant à valoriser la terre ou tout simplement la vie, demeurent emblématiques comme le creusement d’une tranchée en travers de la nationale 9 pour amener la canalisation d’eau à l’intérieur du périmètre d’extension, les labourages de terre appartenant à l’armée, la mise en service « sauvage » d’un réseau téléphonique permettant de relier les fermes entre elles ou la construction de plusieurs bergeries sans permis. Parmi les actions constructives qui ont marqué la lutte, on peut également citer la création d’une université populaire, Larzac-Université qui deviendra le Centre d’Initiative Rurale, d’un centre de formation à la non-violence, le « Cun du Larzac », et l’édition d’un journal mensuel Gardarem Lo Larzac qui paraît toujours aujourd’hui. Après l’abandon du projet d’extension du camp consécutif à l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981, le développement économique du Larzac s’est structuré dans la durée. « Alors que pendant la lutte, la solidarité sur le plateau était ponctuelle, au coup par coup, explique Hervé Ott, elle est devenue structurelle avec les Coopératives d’Utilisation de Matériel Agricole (CUMA), les Groupements d’Intérêt Economique (GIE) pour la vente des produits agricoles, et surtout la Société Civile des Terres du Larzac (STCL), gestion collective des 6 300 hectares acquis par l’État et recédés à l’agriculture après 19815« . Il ajoute que « c’est là la plus belle réussite du Larzac et la preuve que la lutte n’était pas construite sur simple contestation d’un projet absurde ».

La sixième raison de l’exemplarité de cette lutte est qu’elle ne s’est pas contentée de résister au projet d’extension du camp militaire. Pour beaucoup, cette lutte a été le point de départ d’une sensibilisation à d’autres aspects de la militarisation de notre pays (tout particulièrement les ventes d’armes, la dissuasion nucléaire et la conscription). Au fil des mois et des ans, sans oublier l’objectif précis initial, empêcher les militaires d’accaparer les terres des paysans, la lutte est aussi devenue une lutte plus globale de résistance à la militarisation. « Le blé fait vivre, les armes font mourir » est un slogan qui a fédéré bien des énergies, au-delà de la cause initiale. Après 1981, le Larzac a été le théâtre de grands rassemblements pour la paix et le désarmement : à l’été 1981, avec les Rencontres internationales pour la paix, et à l’été 1983 avec un rassemblement de 20 000 personnes « pour le gel nucléaire », sans doute la plus grande manifestation en France en faveur du désarmement nucléaire dans ces années-là. Le centre de formation Le Cun du Larzac devient un laboratoire de réflexions pour une défense populaire non-violente organisant de nombreux stages de formation. De plus, le Larzac est devenu un carrefour de convergences de nombreuses luttes : le monde ouvrier avec les Lip de Besançon, le nucléaire civil avec Plogoff, le peuple Kanak, le peuple Maohi qui résiste aux essais nucléaires à Moruroa, le peuple palestinien. De nombreux échanges ont lieu car on vient du monde entier au Larzac se nourrir de l’expérience de cette lutte non-violente, tandis que des représentants du Larzac sont sollicités au quatre coins du monde pour des formations et des actions de solidarité. Après 1981, la création de la Fondation Larzac devenue Larzac-Solidarités en 1999 permet de soutenir toutes ces initiatives. À partir des années 2000, le spectre des luttes s’élargit encore. La résistance à la mondialisation et à la marchandisation du monde est au coeur des préoccupations du Larzac. 300 000 personnes se rassemblent à l’été 2003 sur le plateau contre l’Organisation Mondiale du Commerce et pour une autre mondialisation. Le Larzac est présent à tous les contre-sommets internationaux citoyens et autres forums sociaux mondiaux et européens. Le mouvement de désobéissance civile des Faucheurs volontaires contre les OGM prend racine en 2003 sur le Larzac.

En 1978, Jean-Paul Sartre apportait son soutien à la lutte des paysans par ces mots : « Je vous salue paysans du Larzac et je salue votre lutte pour la justice, la liberté et pour la paix, la plus belle lutte de notre vingtième siècle6« . Sartre est mort avant d’avoir pu connaître le dénouement victorieux de cette lutte7 et sans savoir combien elle a irrigué de nombreux mouvements citoyens en lutte en France et au-delà. Aujourd’hui encore, nous pouvons largement puiser dans le laboratoire du Larzac, référence éthique, sociale et politique, en ayant bien en tête que ce sont nos démissions collectives, nos silences et nos résignations qui feront toujours le jeu de la militarisation de notre pays. Celle-ci n’est pas inéluctable, comme l’a montré la victoire des paysans du Larzac face à une institution qui a sous estimé la capacité de résistance des habitants du plateau et au-delà. La leçon exemplaire du Larzac se résume en ces trois mots : solidarité, résistance, non-violence au service d’alternatives constructives pour la vie et pour la paix. Cette leçon devait être rappelé, au nom de la mémoire, mais aussi pour réenchanter notre imaginaire et construire de nouvelles luttes visant à démilitariser la France…

1Cité par Pierre-Marie Terral, Larzac, terre de lutte : une contestation devenue référence, Ed. Privat, 2017, p. 18.

2 Précisions que si la non-violence respecte les personnes, elle n’interdit pas l’action ciblée et limitée contre certains biens, par exemple le fauchage de plants de maïs transgéniques ou un sabotage informatique dans le cadre d’une défense civile non- violente. Gandhi a appelé à brûler les vêtements anglais pour inciter ses compatriotes à filer le coton et à devenir maîtres de leur production textile.

3Ibid, p. 84.

4 Non-Violence Actualité, juillet-août 1991, p. 18.

5 Ibid, p. 13.

6Libération, 28 octobre 1978, cité par Pierre-Marie Terral, Larzac : de la lutte paysanne à la lutte altermondialiste, Privat, 2011, p. 433.

7 François Mitterrand, au moins sur ce point, a tenu ses promesses électorales.

Laisser un commentaire