Dénoncer la militarisation croissante de notre pays, ses choix stratégiques et militaires est certes nécessaire, mais pas suffisant. Dans la logique de la non-violence, et c’est ce qui la distingue du pacifisme traditionnel, il s’agit de contester et de lutter contre la politique de défense en vigueur, mais également de proposer des alternatives non armées susceptibles d’être prises en compte. Depuis de nombreuses années, le monde de la non-violence s’intéresse à des stratégies de défense qui ne doivent rien à la logique des armes. C’est ce que l’on appelle généralement la défense civile non-violente, une politique de défense pragmatique, réaliste et qui vise à l’efficacité.
Après la chute du mur de Berlin en 1989, la question de la défense civile non-violente était sortie des radars de la recherche comme du monde militant de la non-violence. En effet, l’hypothèse d’une invasion terrestre de l’Europe de l’Ouest par les chars russes n’était plus du tout d’actualité. L’invasion de l’Ukraine par les troupes militaires russes en février 2022 oblige à reconsidérer la politique de défense à l’aune de cette nouvelle menace. Elle ne rend que plus nécessaire la réflexion sur les potentialités de la résistance civile adaptées à la défense d’un pays agressé militairement. Les nombreuses études sur la résistance civile, réalisées notamment par l’ICNC (International Center on Nonviolent Conflict), offrent aujourd’hui de nouvelles perspectives de recherche et de réflexion pour la défense civile non-violente.
Pourquoi la défense civile non-violente ?
Le concept de « défense civile non-violente » est né de la volonté de rechercher une alternative à la défense armée, à une époque où la course aux armements nucléaires commençait à faire peser de graves menaces sur la paix dans le monde. Le premier à l’exposer est un militaire anglais, Stephen King-Hall, en 1958, dans un livre intitulé Défense nucléaire non-sens militaire. En conclusion de son opuscule qui développe une critique radicale de la défense nationale basée sur les armes nucléaires, il affirme sa conviction, sans pouvoir l’étayer, que « la préparation de la nation à la résistance non-violente et à l’attaque psychologique de l’occupant devrait constituer l’objectif principal de la défense civile »1.
À partir de cette date, plusieurs chercheurs vont développer une réflexion nouvelle sur la résistance civile appliquée à un système de défense nationale : Johan Galtung, au Pays-Bas, Adam Roberts en Angleterre et Gene Sharp aux États-Unis sont les pionniers de cette recherche qui aboutit, en septembre 1964, à une première rencontre internationale à Oxford de spécialistes de la défense consacrée à la « civilian defense » (défense civile). Il en sortira un ouvrage collectif en 1967, sous la direction d’Adam Roberts, The strategy of civilian defence2, qui restera longtemps l’ouvrage de référence sur la question. Dans sa contribution à cet ouvrage, l’historien et stratège militaire britannique Basil Henry Liddell Hart rend compte des témoignages des généraux allemands qu’il avait rencontrés après la Seconde Guerre mondiale. Non seulement, ils indiquaient qu’ils avaient été déconcertés par les formes de résistance civile qu’ils avaient rencontrés dans plusieurs pays, mais ils étaient soulagés lorsque la résistance devenaient armée. Ils pouvaient alors réprimer l’une et l’autre sans discrimination. Ils témoignaient de l’efficacité de la résistance non-violente face à laquelle ils se sentaient impuissants.
À la fin des années soixante, et pendant près de vingt ans, plusieurs gouvernements ou instituts de recherche sur la sécurité marquent leur intérêt pour ces travaux. Toutefois, dans ces milieux institutionnels, la défense civile non-violente n’est pas envisagée comme une alternative à la défense militaire, mais comme un complément. Ainsi, en 1967, en Norvège, un organisme de recherche lié au ministère de la Défense publie une étude sur le rôle que la défense non militaire pourrait jouer, non comme une alternative, mais comme complément à la défense armée. Mais c’est la résistance civile non-violente des Tchécoslovaques à l’invasion soviétique en 1968 qui va susciter un intérêt qui ira croissant pour cette nouvelle notion, tant parmi les responsables politiques et militaires, notamment dans les pays scandinaves, que parmi les mouvements non-violents. La mise en échec pendant six jours des projets politiques de l’agresseur soviétique du fait de la résistance non-violente improvisée des Tchèques a frappé les esprits. Celle-ci fournit une matière première précieuse pour penser et préparer une résistance planifiée nationale face à l’invasion d’un territoire par une armée étrangère.
La dissuasion civile
En France, la première publication sur le sujet émane d’un collectif de personnalités issues de plusieurs sensibilités non-violentes, dont Jacques de Bollardière, Lanza del Vasto, Jean Lasserre, Olivier Maurel et Jean Toulat. Elle date de mars 1975 et s’intitule Armée ou défense civile non-violente ? Cette brochure connaît un certain succès dans les milieux non-violents. Dans les années qui suivront, le Mouvement International de la Réconciliation publie plusieurs monographies documentées sur les résistances civiles et la défense civile non-violente, avec notamment des textes de chercheurs étrangers. La revue Alternatives Non-Violentes traduit et publie également des articles de chercheurs hollandais, britanniques et américains. Le Mouvement pour une Alternative Non-violente (créé en 1974), développe dans son Texte d’orientation politique (1976) une réflexion argumentée sur la « défense populaire non-violente » dans une stratégie politique de passage au socialisme autogestionnaire. En 1982, ce mouvement organise une campagne « pour une autre défense » et publie en 1984 la brochure Se défendre sans se détruire : pour une défense populaire non-violente. La même année, trois chercheurs, par ailleurs membres du Mouvement pour une Alternative Non-violente, Christian Mellon, Jean-Marie Muller et Jacques Sémelin, réalisent, à la demande du ministère de la Défense, une étude sur « les perspectives pour la prise en compte des principes et méthodes de la résistance non-violente dans la stratégie globale de la France ». L’étude est publiée en 1985 par la Fondation pour les Études de Défense Nationale (FEDN) sous le titre La dissuasion civile. Elle sera à l’origine de la création de l’Institut de recherche sur la résolution non-violente des conflits (IRNC), association indépendante, proche de la revue trimestrielle Alternatives Non-Violentes.
Dans cet ouvrage qui fait référence, les auteurs définissent la stratégie de la défense civile non-violente comme « une politique de défense de notre société civile contre une agression militaire, combinant de manière planifiée et préparée des actions collectives de non-collaboration et de confrontation avec l’adversaire, en sorte que celui-ci soit mis dans l’incapacité d’atteindre ses objectifs et que, tout particulièrement, il ne puisse pas établir le régime politique qu’il voudrait imposer à la population »3. En mettant l’accent sur la défense de la société civile et non plus sur le territoire, les auteurs précisent que l’enjeu de l’affrontement est d’abord politique et non pas seulement géographique. « La défaite politique d’une nation se trouve consommée, affirment ils, non pas lorsque les soldats ennemis occupent le territoire national, mais lorsque les fonctionnaires ennemis « occupent » les institutions de la société civile et qu’ils exercent sur elles un contrôle effectif. »4
Le caractère dissuasif de la défense civile non-violente est mis en avant, d’où l’expression, nouvelle à l’époque, de « dissuasion civile ». L’objectif de la préparation et de l’organisation de la défense civile non-violente est de dissuader un éventuel agresseur en faisant apparaître « qu’il serait contraire à ses intérêts de se lancer dans une aventure qui entraînerait pour lui plus d’inconvénients que d’avantages »5. Pour cela, il s’agit d’organiser la défense de telle façon que l’agresseur ne puisse atteindre les objectifs qu’il s’est fixés, à savoir le contrôle politique du pays, l’élimination d’un danger idéologique, l’exploitation de ses richesses économiques. Dans cette perspective, les auteurs préconisent des mesures visant à « rendre la société insaisissable» , à « rendre nos volontés inflexibles » et à « survivre sans être exploitable ».
Une défense démocratique de la démocratie
L’expression « dissuasion civile » ou « défense civile non-violente » n’exprime pas seulement le caractère non-armé de la défense, mais également son aspect non-militaire. A la différence de la défense militaire, la défense civile non-violente fait participer l’ensemble des citoyens à la défense de la société, en les mobilisant sur place, sur leur lieu de vie, de travail, ainsi que dans les différentes structures (politiques, administratives, syndicales, associatives, religieuses) où ils sont insérés. La mobilisation des civils est ainsi un enjeu crucial. La défense des valeurs et des institutions de la société civile par les civils eux-mêmes nécessite un certain niveau de solidarité et de cohésion sociale, dès le temps de paix. Ce qui signifie également que ce type de défense ne peut être imposée d’en haut à la société civile. La volonté de résistance, l’esprit d’initiative, la prise de responsabilité ne se commandent pas. C’est ainsi que Gene Sharp qualifie la défense basée sur les civils, de « défense démocratique de la démocratie »6
L’un des principes fondamentaux de la défense civile non-violente est la cohérence entre la fin et les moyens. Si son objectif est la défense de la démocratie, alors les moyens qu’elle prépare et éventuellement met en œuvre doivent être compatibles avec les valeurs et les structures de la démocratie. Cette homogénéité entre la fin et les moyens n’est pas seulement le fruit d’une préoccupation éthique, elle constitue une condition d’efficacité de la défense préparée. La défense civile non-violente s’appuie sur l’hypothèse qu’il est possible de se défendre sans se renier et sans se détruire.
Pour parvenir au contrôle (politique, idéologique, économique) de la société, l’agresseur doit pouvoir compter sur la complicité et le concours (direct ou indirect) de la population et de ses représentants légitimes. Obtenir la collaboration de la société politique et de la société civile est pour lui un objectif stratégique de première importance : il conditionne la réussite de son intervention. C’est pourquoi l’organisation de la non-collaboration de la société civile constitue la stratégie de base de la défense civile non-violente. Il s’agit de tarir les sources du pouvoir de l’agresseur en le privant de la coopération de la population dont il a besoin pour réaliser ses objectifs.
A la différence de l’actuelle politique de défense fondée essentiellement sur l’arme nucléaire qui été imposée au pays sans débat démocratique et qui a contribué à déresponsabiliser les citoyens de leur défense, la préparation et la mise en place de la défense civile non-violente ne peuvent se concevoir que dans une société qui aura choisi ce mode de défense librement et en connaissance de cause. La volonté de résistance, l’esprit d’initiative, la prise de responsabilité ne se commandent pas ; ils résultent d‘une véritable éducation civique, non dogmatique, qui permet aux citoyens de réfléchir aux enjeux et aux objectifs de la défense ainsi qu’au rôle spécifique qu’ils peuvent y jouer. Cette formation des citoyens à la défense, si elle est indispensable, ne peut suffire pour rendre opérationnelle la défense civile non-violente. Les différentes institutions de la société (administrations, collectivités locales, entreprises, organisations politiques, syndicats, associations, Églises…) doivent être également invitées à s’associer à la préparation de la défense civile non-violente. Une véritable concertation sociale et civique est à envisager entre les différents partenaires institutionnels, politiques, syndicaux et associatifs afin de concevoir et mettre en place les actions de résistance les plus pertinentes et les plus adaptées au terrain.
Tout particulièrement, les associations ont un rôle central à jouer dans la défense civile7. Acteurs majeurs de la vie démocratique, elles doivent être des acteurs essentiels de la défense de la démocratie. Leur rôle idéologique, politique et social dans le processus démocratique légitime amplement leur participation à la défense civile. Les associations qui développent de nombreux réseaux d’entraide et de solidarité dans les luttes contre les exclusions et les discriminations participent à la cohésion du tissu social, indispensable en cas de menace sérieuse sur la démocratie. Nous savons que plus une société est atomisée et fracturée, plus elle aura des difficultés à faire front pour se défendre en cas de menace sur son existence. Les associations peuvent être un vecteur central de la mobilisation civile, de la circulation de l’information, de la diffusion des consignes de résistance, et l’organisation d’actions de masse. Elles peuvent contribuer efficacement à enrayer les tentatives de déstabilisation ou de mises au pas de la société et contraindre un éventuel agresseur ou usurpateur à renoncer à son entreprise de contrôle ou d’influence de la société démocratique.
Le transarmement
La mise en place d’une défense civile non-violente, si elle était acceptée et décidée par le pouvoir politique et la société civile, nécessiterait du temps. Elle ne pourrait prétendre remplacer du jour au lendemain la défense militaire. Une période de transition serait nécessaire pendant laquelle les moyens de la défense civile non-violente seraient progressivement mis en place. Durant cette période, appelée « transarmement », les deux systèmes de défense seraient amenés à cohabiter. Concevoir la défense civile non-violente comme une alternative à la défense militaire implique d’envisager une transformation radicale de notre système de défense. Comme ce choix semble hors de portée aujourd’hui, compte-tenu de l’ampleur des changements culturels et politiques qu’il nécessite, nous reprenons à notre compte les trois hypothèses pragmatiques émises par les auteurs de La dissuasion civile concernant la mise en œuvre de la défense civile non-violente.
Dans la première, la défense civile non-violente est considérée comme un complément à la défense militaire ; elle viendrait ainsi renforcer des actions essentiellement armées. Dans la seconde, elle est envisagée comme un recours, après l’échec ou l’arrêt de la défense militaire. Il s’agit d’une hypothèse très défavorable, mais qui permet de maintenir un espoir dans le cadre d’une occupation étrangère par exemple. La troisième hypothèse est celle de l’option, où la défense civile non-violente est choisie à la place de la défense militaire, après analyse du contexte qui laisserait penser que le recours aux armes serait vain ou suicidaire.
Quoi qu’il en soit, l’enjeu aujourd’hui est que les civils se réapproprient les questions de défense, non pas par le biais militaire qui reste l’apanage de spécialistes qui occupent en permanence les plateaux de télévision pour commenter le moindre fait d’armes de la guerre en Ukraine, mais par le biais d’une nouvelle conscience civique qui est parvenue à se convaincre tant des limites de la défense armée que des potentialités de la résistance civile. Jusqu’à maintenant, les civils n’ont pas eu de place dans la défense de la démocratie. La défense nationale est en effet essentiellement structurée par la dissuasion nucléaire et des systèmes d’armes très sophistiqués. Cette orientation, depuis des décennies, a contribué à déresponsabiliser les citoyens des enjeux de la défense. Comme le souligne justement Jean-Marie Muller, « dès lors que la technologie précède, supplante et finit par évacuer la réflexion politique et l’investigation stratégique, ce n’est plus le citoyen qui est l’acteur de la défense, mais l’instrument technique, la machine militaire, le système d’armes. »8 Or, l’esprit de défense ne se commande pas, il doit s’enraciner directement dans l’engagement des citoyens dès le temps de paix dans la vie démocratique de la cité et se prolonger en temps de crise dans la défense civile de cette même cité. Le slogan que nous utilisions naguère, « au lieu de militariser les civils, il faut civiliser la défense », est plus que jamais d’actualité !
1 Stephen King-Hall, Défense nucléaire non-sens militaire (1958), in Alternatives Non-Violentes, n° 50, décembre 1983, p. 42.
2 Collectif, The strategy of civilian defence, Faber and Faber, London, 1967.
3 Collectif, La dissuasion civile, FEDN , 1985, p. 35.
4 Ibid.
5 Ibid, p. 42.
6 Gene Sharp, Exploring nonviolent alternatives, Porter Sargent Publisher, 1970, p. 61.
7 Voir notre étude, La place et le rôle des associations dans une stratégie de dissuasion civile, IRNC-FNDVA, 1988.
8 Jean-Marie Muller, Le Principe de non-violence, Desclée de Brouwer, 1995, p. 210.
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