Enseignant, j’ai été sanctionné pour « manquement au devoir de réserve » : 10 ans après, mon témoignage.

Le ministre Blanquer en a visiblement assez de ces enseignants qui s’expriment sur les réseaux sociaux, sur des blogs et des sites internet et qui se permettent de porter un regard critique sur la politique scolaire du gouvernement, sur les circulaires et décrets imposés par le ministère… L’article 1 de la future loi Blanquer ne vise rien moins qu’à les faire taire et à sanctionner tous ceux qui oseraient critiquer l’institution scolaire. Cette volonté d’attenter à la liberté d’expression des enseignants n’est pas nouvelle. Pour ce qui me concerne, c’est notamment pour des faits dits de « manquement au devoir de réserve » que j’ai été sanctionné il y a dix ans.

Le 9 juillet 2009, je suis convoqué devant le conseil de discipline de l’inspection académique de la Haute-Garonne, à Toulouse, pour répondre des faits suivants : refus d’obéissance, manquement au devoir de réserve, incitation à la désobéissance collective, attaque publique contre un fonctionnaire de l’Education nationale.

Cette convocation fait suite à la publication de la lettre « En conscience, je refuse d’obéir » adressée à mon inspecteur de circonscription. Cette lettre, largement médiatisée, sera à l’origine du plus important mouvement de désobéissance pédagogique des enseignants du primaire que l’Education nationale ait connu. Près de 3000 professeurs des écoles, à l’époque, écrivirent une lettre de désobéissance ouverte pour protester contre les pseudo-réformes du ministre Xavier Darcos (nouveaux programmes, disparition des RASED, aide personnalisée, évaluations nationales, stages de remise à niveau, etc.)

Dans le rapport disciplinaire lu par l’inspecteur d’académie en séance de la CAPD réuni en formation disciplinaire le 9 juillet 2009, l’administration indique en quoi j’ai porté atteinte au devoir de réserve. Les extraits du rapport disciplinaire (document confidentiel qui n’est pas communiqué à l’enseignant convoqué en conseil de discipline, mais que j’ai quand même pu me procurer…) que je cite ici sont publiés pour la première fois :

 » M. Refalo a exprimé publiquement ses opinions sur des réformes récentes au sein du système éducatif, en particulier au travers de la publication sur divers sites internet (cf annexe) des lettres qu’il a adressées à M. l’inspecteur les 6 novembre 2008 et 23 mars 2009. La publication de ces propos, eu égard à leur teneur, constitue un manquement grave à son devoir de réserve, puisqu’il jette ainsi le discrédit sur l’image et la réputation du service public de l’éducation ainsi que sur certaines personnes. Dans sa lettre du 6 novembre 2008, cet enseignant critique l’action du ministère de l’Education nationale, notamment dans les termes suivants :

– « un processus négatif de déconstruction de l’Education Nationale s’est engagé qui désespère de plus en plus d’enseignants »

– « Le démantèlement pensé et organisé de l’Education Nationale n’est plus à démontrer tant les mesures décidées et imposées par ce gouvernement l’attestent au grand jour »

– « des mauvais coups portés à notre système éducatif »

– « Les « nouveaux » programmes constituent une régression sans précédent »

Le dispositif d’aide personnalisée pour « les élèves en difficulté » n’est qu’un prétexte démagogique pour supprimer les RASED. Ce dispositif porte un coup fatal à la crédibilité du métier d’enseignant (…) C’est une grave erreur. Ce dispositif est une faute contre l’esprit et la pédagogie ».

« Les stages de remise à niveau pendant les vacances scolaires à destination des élèves de CM1 et CM2 sont eux aussi des dispositifs scandaleux et démagogiques »

Le 23 mars 2009, M. Refalo adresse à ce même inspecteur une nouvelle lettre par laquelle il met toujours en cause les réformes ministérielles, en évoquant notamment des « décrets absurdes du ministère » mais cette fois-ci en concentrant ses attaques contre l’IEN qui avait tenté de le contraindre à respecter ses obligations de service.

Enfin, on trouve également sur internet un article intitulé « Yes, we can ! par Alain Refalo », par lequel l’intéressé justifie la désobéissance des enseignants dans certaines circonstances et encourage cette désobéissance. »

Suite à la sanction disciplinaire de catégorie 2 (abaissement d’échelon) qui m’a été infligée à la suite de cette commission, j’ai déposé un recours auprès du CSFPE (Conseil Supérieur de la Fonction Publique de l’Etat). Dans ce recours, sur la partie « manquement au devoir de réserve », j’indiquais : « Ce reproche est totalement infondé. Je me suis toujours exprimé en dehors des heures de travail et sur des sujets qui n’avaient rien à voir avec le « secret professionnel » auquel nous sommes assujettis. Dans la loi du 13 juillet 1983, visée par l’inspecteur d’académie, la notion de devoir de réserve est inexistante. »

Dans sa réponse (2 octobre 2009), le ministère apporte quelques précisions à son accusation : « M. Refalo a exprimé publiquement ses opinions sur des réformes récentes au sein du système éducatif en particulier au travers de la publication sur divers sites internet des lettres qu’il a adressées à l’IEN. La publication de ces propos, eu égard à leur teneur, constitue indubitablement un manquement grave au devoir de réserve, règle d’origine jurisprudentielle destinée à éviter les prises de positions de nature à donner au public une image négative et discréditée de l’administration, et donc de mettre en cause le fondement même du service public ».

Ainsi, l’administration s’est justifiée en parlant de « règle d’origine jurisprudentielle », au demeurant sans la citer… Je rappelle qu’à aucun moment, après la publication de ma lettre « En conscience, je refuse d’obéir » et durant toute l’année qui a précédé la commission disciplinaire, je n’ai reçu d’avertissement oral ou écrit me signifiant que mes propos et mes écrits manquaient au devoir de réserve. Si ces faits étaient réellement répréhensibles, pourquoi avoir attendu neuf mois pour me convoquer en commission disciplinaire ? Les faits de « manquement au devoir de réserve » n’avaient en réalité d’autre vocation qu’à alourdir le dossier à charge à mon encontre. Le CSFPE avait d’ailleurs reconnu que la sanction infligée était « disproportionnée » et avait recommandé à l’inspecteur d’académie de la transformer en simple blâme. Ce qu’il s’est refusé à faire…

Je ne sais pas si d’autres enseignants du primaire ont déjà été sanctionnés pour « manquement au devoir de réserve » après avoir exprimé publiquement leurs opinions sur des réformes impulsées par le ministère. Toujours est-il que cette règle soit-disant d’origine jurisprudentielle se heurte à la liberté d’expression des fonctionnaires qui est garantie par la loi. Dans la loi du 13 juillet 1983, l’article 6 de la loi du 13 juillet 1983 stipule clairement que « la liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires ». Seuls les fonctionnaires d’autorité sont tenus à une obligation de réserve. Nous sommes par contre assujettis au « secret professionnel », ce qui a une toute autre signification. Il s’agit de faire œuvre de discrétion pour des faits qui relèvent de l’exercice de notre métier. Dans cette loi, la notion de « devoir de réserve » n’existe pas, pas plus que dans le statut général des fonctionnaires de l’Etat et des collectivités locales. En réalité, cette accusation de « manquement au devoir de réserve », qui m’a été reproché relevait davantage d’une volonté de dissuader les enseignants du primaire de donner leur opinion sur des réformes décidées par le pouvoir politique. Il faut le redire, nous sommes des fonctionnaires de l’Etat, pas des agents de la politique du gouvernement ! En dehors de nos salles de classe, nous sommes aussi des citoyens et avons toute liberté pour nous exprimer y compris sur notre métier (dans le respect des personnes évidemment).

En prenant la parole, hier comme aujourd’hui, nous mettons sur la place publique des questions fondamentales sur l’éthique de notre métier. Questions auxquelles notre hiérarchie ne répond pas. Avons-nous pour mission d’être des dépisteurs, des « douaniers », des contrôleurs obsédés par la culture du chiffre et du résultat ou bien avons-nous vocation à être des passeurs, des accompagnateurs, des éveilleurs pour l’accès de chacun au savoir, à la réflexion, à la coopération ? Avons-nous pour mission de préparer des individus à s’insérer dans le monde impitoyable de l’entreprise, du marché et de la concurrence, à être une main d’œuvre malléable et corvéable à merci, ou bien avons-nous pour vocation à éveiller des consciences, à former les futurs citoyens, lucides, autonomes et responsables qui sauront vivre ensemble en se respectant, sans se faire violence, sans stigmatiser et exclure l’autre ? Toutes ces questions, que je posais il y a dix ans, constituent toujours autant de défis majeurs pour notre école, notre société et notre civilisation.

Le ministre Blanquer veut « réussir » là où ses prédécesseurs Darcos et Chatel ont échoué. Il veut mettre au pas les enseignants, brimer leur liberté d’expression, et ce faisant, caporaliser la profession. Le métier d’enseignant sera un métier d’exécutant aux ordres d’une hiérarchie toujours plus technocratique. Les élèves, qui ne comptent pas dans leur sinistres décisions, seront les grands perdants. C’est une logique de destruction de notre système éducatif qui continue. Alors que les nombreux témoignages d’enseignants sur les hashtags #pasdevagues et #jesuisenseignant-e ont montré un désir de prise de parole sur leur métier, alors que le mouvement des « stylos rouges » bouscule les organisations traditionnelles et rassemble des enseignants qui veulent se faire entendre du fait de leur manque de reconnaissance, l’heure n’est plus à la résignation, au silence et à la déprime face aux coups de boutoir du pouvoir sur notre système éducatif. La pétition initiée par la FSU pour la liberté d’expression des enseignants mérite d’être signée massivement. (ici). Sachons nous autoriser à user de cette liberté, sans quoi elle finira par disparaître et notre âme d’enseignant avec !

Pour ma part, je continuerai à dire et à écrire, sur ce blog et ailleurs, tout le mal que je pense des décisions de notre hiérarchie lorsqu’elles sont contraires à l’éthique de notre métier et de nos missions. Je continuerai à être fidèle aux valeurs qui m’animent et qui m’ont amené, un jour de novembre 2008, à écrire à mon inspecteur « En conscience, je refuse d’obéir ».

7 réflexions au sujet de « Enseignant, j’ai été sanctionné pour « manquement au devoir de réserve » : 10 ans après, mon témoignage. »

  1. P.P

    Bonsoir Alain,

    Comme je suis FIER d’avoir partagé avec toi et dans ton sillage ces années de désobéissance contre ce qui était déjà l’école de Blanquer. Bien entendu, tout ceci nous sert encore aujourd’hui ! On résiste toujours haut et fort ici… et on nous le fait payer cher (encore la semaine dernière… sur nos carrières…). Mais on a tellement gagné en liberté que ça n’a pas de prix. A côté de notre éthique, les injonctions de petits IEN, DASEN et autres chefaillons animés par leur seul carriérisme minable (pléonasme) ressemble à une infâme et inacceptable bouillie.
    Merci encore pour ce que tu nous apportes et nous a apporté, « En conscience » !

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  2. Ackermann

    Merci Monsieur Ruffalo !
    Je peux vous dire que le combat pour la liberté pédagogique des enseignants et donc le respect de leur dignité est en train de faire son chemin dans la communauté éducative, et que d’autres lanceurs d’alerte vont venir !
    Respectueusement,
    T. Ackermann

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  3. Emmanuelle Mallet

    J’ai été déplacée d’école pour manquement au devoir de réserve absolument injustifié !!! Mais je dérange… Pas de réponse possible au changement pour bon fonctionnement des services… Ferme là et fais ce qu’on te demande… Ben j’y arrive pas

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    1. RIVALS Raymond

      Bonjour Alain,
      Je suis Raymond Rivals et je me rappelle parfaitement ce dont tu parles. Je te transmets le texte qui suit et qui est adressé en particulier à l’organisateur du groupe de travail sur l’école auquel je participe avec beaucoup d’intérêt. Je m’exprime à partir de mon activité de psychologue clinicien orienté par la psychanalyste.
      Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier vivement de l’intérêt que vous portez aux
      enfants, à leur éducation et à leur enseignement… donc… à leur école… à leur famille… vous remercier aussi, pour la façon dont vous menez ce travail d’échange et de rencontre…votre capacité d’accueil, d’écoute et d’élaboration. On se sent bien chez vous.
      Vous avez d’ailleurs pu constater, mon assiduité sans faille, depuis que j’ai découvert l’activité de ce groupe de réflexion…réflexion, il faut le dire, orientée par un souci d’aide effective au cœur même des institutions. Vous y trouverez, bien évidemment aussi, les points d’interrogation qui me sont venus, à l’écoute des différents témoignages qui se sont exprimés au cours des rencontres.
      En effet, je crois que les choses sont loin d’être aussi simples que ne semblent le laisser penser certaines des interventions que j’ai eu l’occasion d’entendre au cours de nos réunions. Je trouve les choses de l’enseignement et de l’éducation beaucoup plus complexes et, je dois dire que je ne dispose jamais de solution toute faite, lorsque les problèmes se présentent. Si tant est que j’en trouve jamais d’idéale. Aucune jamais seul en tous cas. Pas de solution miracle dont je serai le dépositaire.
      Le travail thérapeutique que je pratique est tout à fait différent de la fonction et des rôles d’un professeur, d’un éducateur, d’un rééducateur ou d’un parent. D’ailleurs, mon premier souci, lorsque je reçois un enfant, c’est tout d’abord de dissocier, de différencier, de décoller, son souci à lui…de celui du parent, de l’éducateur, ou de l’enseignant qui me l’adresse. Nos enfants sont des petits bouts de nous-mêmes… ce qui leur arrive, leurs difficultés, leur souffrance, leur mal-être, leurs échecs, aussi bien que leurs réussites, nous affectent au plus près de ce que nous sommes. Mais notre souci de parents n’est pas celui de nos enfants. Il me paraît important que les AUTRES de l’enfant en prennent conscience. Et il me paraît également important que, d’emblée, les enfants qui me sont présentés puissent se désengluer des inquiétudes, des souffrances, des préoccupations, des attentes de leurs parents… de leurs éducateurs, de leurs enseignants… même si ces derniers sont plus distanciés affectivement… mais pas moins impliqués… pour trouver dans le dispositif thérapeutique un espace à leur usage propre…Le moins contaminé possible des attentes d’un AUTRE.
      D’une certaine manière, le dispositif thérapeutique, pour qu’il soit efficace, doit travailler comme un agent de séparation donc de subjectivation. Un espace de liberté.
      Mon deuxième souci… c’est un corollaire… revient à leur faire savoir que je ne suis pas un super papa, une super maman… ça les fait rire…Je n’ai aucune chance semble-t-il… Ou un super professeur… que je ne les gratifierai pas d’un fais-ci ! fais-là ! fais pas ci ! fais pas ça ! etc. … il m’arrive de leur demander s’ils ne l’entendent pas suffisamment à la maison ou à l’école…Veulent-ils que j’en rajoute ? Ça amuse souvent les ados qui savent tout de suite de quoi je parle… ou d’une bonne ou mauvaise note. Au sein du dispositif, ils ne sont, ni dans leur famille, ni à l’école. Ils sont le plus possible allégés de leurs autres lieux de vie…Là, pour eux.
      Mais, ils comprennent vite que, ce qui est implicite dans le dispositif que je leur propose, c’est qu’ils ne sont pas seulement l’objet du désir des Autres, et que quelque chose leur revient…hors attente d’aucun AUTRE… dans la construction de leur vie dont ils ne pourront qu’être…en dernière analyse… les acteurs, les auteurs, les maîtres d’œuvre, les ouvriers indépendants et autonomes. D’une certaine manière, c’est ce travail difficile qui leur est tendu.
      Grosso modo de quel travail s’agit-il ? Il s’agit de mettre ensemble, d’unir pour chacun, dans un même consentement, ce qu’il a de plus singulier, ce qui en fait un être unique et irremplaçable, son être pulsionnel… je m’excuse pour l’approximation… ce qui échappe même à la possibilité d’être dit par des mots…aux exigences de la communauté, du vivre ensemble. La première de ces exigences étant la prise de chacun dans le langage qui est une des conditions incontournables de ce vivre ensemble. Nous sommes des êtres de parole.
      Deux catastrophes à éviter :
      La première, serait que le sujet en vienne à marcher au pas de ces exigences…à leur être au garde à vous. C’est là le rêve de tous les tyrans, dictateurs et autres despotes : Faire du sujet un zombie à la botte de son pouvoir.
      La deuxième, serait que le sujet mette le vivre ensemble en danger, en le défaisant par des comportements destructeurs. Les psychopathes et autres délinquants sont passés maîtres dans cet art.
      Entre les deux, il existe, pour chacun, un espace où loger sa singularité qui satisfasse chacune des instances. C’est en cela que réside tout le travail du dispositif analytique.
      Ce travail de subjectivation commence dès l’enfance où il est particulièrement intense…Mais il est bien certain qu’aucun adulte n’en est exempté et n’y échappe tout au long de sa vie.
      Je m’expliquerai plus avant sur la prise dans le langage : C’est déterminant. La meilleure preuve, empruntée à l’actualité, que je puisse vous donner, c’est la revendication des femmes actuellement, eu égard les problèmes de viol ou autres harcèlements sexuels. Si j’ai bien compris, les dames n’aiment pas beaucoup qu’on les viole, ou que l’on pratique sur leur personne des attouchements sexuels à la sauvette ou non consentis. Elles ont appris à le dire haut et fort. Il me semble qu’elles préfèrent qu’on leur fasse la cour ou qu’on leur écrive des lettres d’amour…Que donc ça passe par le langage…la demande…le désir. Les violeurs ne savent pas de quoi ils se passent en se privant de pareilles pratiques.
      Il en va de-même lorsqu’il s’agit de la nourriture. Ici aussi, tout passe par le langage. Lorsque nous allons au restaurant, nous ne nous précipitons pas dans la chambre froide pour dévorer voracement les gigots d’agneau ou les volailles congelées. Nous nous asseyons à la table où nous attend le menu…avec des plats au nom savamment ciselé. Le menu c’est d’abord du langage…de l’écrit…Nous savourons d’abord des mots. Et puis il faut attendre, différer…le manque…le désir…choisir…choisir c’est perdre…commander, demander… encore des mots. Les recettes de cuisine sont aussi faites de mots.
      Certes il est important d’entendre l’école, les enseignants, les parents, de faire des diagnostics qui peuvent conduire à des soins physiologiques ou fonctionnels spécifiques, d’essayer de cerner au plus près possible ce qui fait problème dans la vie de chaque enfant en difficulté…L’idée que j’ai pu entendre exprimée dans le groupe, suivant laquelle il serait souhaitable qu’il existe un professionnel spécialisé susceptible de porter d’emblée un diagnostic sur les problématiques psychiques d’un enfant… diagnostic duquel découleraient les modalités adéquates immédiates et idéales de sa prise en charge me paraît non seulement surfaite…mais également contreproductive…voire dangereuse. D’ailleurs ce supermandoctor n’existe pas.
      A mon sens, ce qui est aussi important, c’est d’écouter l’enfant en question, de l’entendre et de lui donner l’occasion de construire sa propre élaboration subjective. Sauf à supposer qu’un enfant n’est rien d’autre, qu’une potiche vide au départ qu’il conviendrait de remplir, au fur et à mesure d’une augmentation de contenance, présumée automatiquement liée à son avancée en âge…Et qu’il n’a rien à dire…rien à nous apprendre de lui. Sauf à supposer que les enfants ça se fabrique comme les moteurs diésel…les ordinateurs…et autres ustensiles…On assemble les morceaux et ça marche comme on veut…qu’ils ne sont pour rien dans leurs choix et leurs élaborations subjectives. Que nous serions, nous les adultes…, les parents, les professionnels…, les artisans tous puissants, auxquels rien n’échapperait du produit fini. Nous savons bien qu’il n’en est rien et heureusement.
      Certes les enfants on les élève … La langue me porterait à souligner l’équivocité : on en fait des élèves. Ce qui signifie qu’on les éduque…soit, qu’aussi, on les soumet à un dressage…à entendre ici comme une douce violence. Enfin… pas toujours…douce.
      Sauf, qu’en dernière analyse et sans doute au mieux, comme le disait Jean CHATEAU, ils ne grandissent pas, ils « se » grandissent. Et si l’on pense qu’il suffise de les placer dans les murs de l’école pour les scolariser, on se trompe. Au mieux ce sont eux qui « se » scolarisent… par cet acte fort qui leur fait prendre le champ nécessaire avec leur univers familier…acte par lequel ils se font écoliers… ils « se » font écoliers. Les enfermer dans une classe ne suffit pas non plus à en faire des apprenants. Leur revient ce nouvel acte… celui de « s’élever » … de « se » faire élève. Ce processus, condition sine qua non d’un parcours scolaire harmonieux, est loin d’être automatique et évident pour tous.
      J’ai relu dernièrement les instructions officielles en direction des enseignants du primaire depuis 1980. Ce qui me frappe, c’est que les missions et instructions concernant les GAP et RASEED font, à partir de 1982 je crois, référence à l’instauration ou à la restauration de l’estime de soi et du désir d’apprendre. A partir de 2002 ces termes et donc ces visées ont été gommés…plus aucune allusion. Les praticiens des RASEED…dont je déplore la réduction progressive à la portion congrue… sont plutôt investis comme des courroies de transmission des textes officiels, plus au service du fonctionnement de l’institution qu’à celui de l’aide aux élèves en difficulté. Ce point m’interroge.
      Je précise ici la rectification qu’avait apportée avec juste raison un inspecteur de l’éducation nationale à ma lecture des textes. J’avais lu « enfant » le premier E de l’acronyme RASEED. Or il avait vu juste…c’est « élève » qu’il faut lire. Cependant est-ce une bonne chose de dichotomiser à ce point l’enfant de l’élève ? L’enfant n’est-il pas ce qui supporte l’élève ? Faut-il l’éradiquer de l’école ?
      Le transfert :
      Célestin Freinet avait coutume de citer ce proverbe :
      « Il est impossible de faire boire un cheval qui n’a pas soif ». J’avais tendance à le croire…sauf qu’en vous écrivant, je me rends compte que l’on peut y parvenir avec des enfants… Et peut-être pas qu’avec des enfants. On peut en faire des boit sans soif, on peut parvenir à les gaver…C’est passé dans le vocabulaire courant d’ailleurs…on peut aussi bien les gonfler ou leur prendre la tête. Ça arrive toutes les fois où l’on enseigne sans les sujets auxquels s’adresse cet enseignement qu’ils vont finir par vomir tant il leur est indigeste. Voire étranger. C’est là le vocabulaire de beaucoup des adolescents que je reçois. Ils ne manquent pas d’ailleurs, et heureusement pour eux et pour notre société, de se défendre de ce gavage-gonflage-prise-de- tête…Et, à la longue, de prendre sur eux de manière originale et inventive ce qu’ils ne supportaient pas qu’on leur impose.
      L’étymologie du mot désir nous renvoie à « desirerare » qui signifie au sens strict : regretter une absence. C’est donc au niveau d’un manque dans le registre du savoir que vient se loger et éclore le désir d’apprendre.
      Pour qu’un enfant se fasse élève, encore faut-il que quelque chose, dans le registre de son propre savoir, lui manque…l’interroge… ce que l’on sait, ou que l’on croit savoir, c’est donc ce qui peut nous empêcher d’apprendre.
      Au mieux pour sa scolarisation, il faut que ce savoir qui lui manque, il le loge, il le suppose en tout cas, à l’école, chez ses enseignants… que ce savoir qu’il supposait dans un premier temps à ses parents, il le transfère à ses enseignants. Ce glissement du transfert, ce transfert du transfert primordial, n’est pas chose des plus simples à s’effectuer. Je ne m’étendrai pas…Je vous dirai seulement que, bien des éléments relatifs au milieu familial aussi bien qu’à l’importance démesurée prise par les nouvelles technologies, peuvent y faire obstacle radicalement. Je suis sûr que vous n’êtes pas sans le savoir.
      Lorsqu’il est bien établi, cela peut conduire à des attitudes très étonnantes. Je pense à cette petite fille qui montre son cahier à ses parents. Le papa corrige une faute d’orthographe oubliée par la maîtresse. Colère de l’enfant qui défend bec et ongles l’orthographe erronée qu’a laissé passer sa maîtresse. Cela s’appelle le transfert. Pas simple d’en faire un bon usage.
      Dans notre métier, le transfert est également essentiel. Je pourrais vous citer un exemple éclairant de son fonctionnement dans la cure que j’ai extrait du récit d’un collègue. Il travaille en institution et reçoit un jeune garçon dont je ne m’étendrai pas sur les difficultés. Au début du travail le petit bonhomme ne parvient pas à se souvenir du nom de son psychothérapeute. Il le confond avec son orthophoniste. Jusqu’à ce qu’ayant produit des boulettes de pâte à modeler, il demande à les dissimuler dans le lieu du dispositif jusqu’à sa prochaine séance. C’est à partir de l’investissement de cet espace comme un territoire spécifique qu’il marque de sa production, qu’il fera la différence et se rappellera du patronyme de son thérapeute et que le travail pourra se poursuivre réellement.
      De toute façon, le transfert à l’école est particulièrement difficile à établir parce qu’il est partagé avec entre vingt et trente petits camarades. Pour certains enfants, il est difficile, voire impossible, de prendre pour eux personnellement la parole que l’enseignant adresse au groupe. Le discours magistral tourne alors à vide. Ceci bien évidemment milite pour des effectifs raisonnables dans les classes…En particulier dans les classes de l’école maternelle…Et tout particulièrement la section des petits.
      Vous comprendrez que je ne partage pas cette assertion d’une maîtresse de section de moyens :
      Il y a eu pas mal d’absences de collègues cette année dans cette école. Il n’y a pas eu de remplaçants. L’institution fait ce qu’elle peut. Les classes voisines accueillent les enfants des classes orphelines…ce qui crée un surnombre conséquent…parfois entre 35 et 40 élèves par classe… la maîtresse se plaint amèrement et explique qu’il est impossible dans ces conditions de travailler correctement. Ce que l’on peut comprendre aisément. Le représentant des parents d’élèves se tourne vers le responsable de la municipalité pour lui demander ce que celle-ci compte faire l’année suivante pour pallier cet inconvénient néfaste pour les enfants…en particulier et surtout ceux qui présentent des difficultés. C’est la même maîtresse qui l’instant d’avant pleurait sur son sort qui est capable d’affirmer : « Il n’y a rien de dramatique ils ne passent pas le bac demain ».
      Ça accrédite l’idée que j’ai entendue il n’y pas si longtemps dans la bouche d’un homme politique, qu’il n’est pas utile d’avoir Bac+5 pour torcher le derrière de nos chères têtes blondes de la section des petits. Heureusement l’école ce n’est pas que ça. Ça peut être tout autre chose. Je vais y venir.
      Cela milite pour des effectifs les moins chargés possibles certes, mais pas seulement. C’est pourquoi aussi, à mon sens, c’est une bonne idée d’avoir inventé la fonction d’AVS…qui pouvait être tenue autrefois beaucoup plus avantageusement par les rééducateurs en psychopédagogie des RASEED… Ce serait une erreur de la réserver à seulement des enfants présentant de grosses difficultés fonctionnelles. L’AVS à un effet immédiat sur les enfants présentant des problèmes d’attention et de concentration. Mais elle en a un autre plus souterrain qui consiste à favoriser l’installation d’un courant transférentiel en direction des enseignements scolaires…et de l’enseignant qui s’y adonne. Le travail le plus délicat de l’AVS étant de se défaire progressivement du lien transférentiel qui la concerne au profit de l’enseignant de la classe.
      Les enseignants sont de plus en plus soumis à des procès, avec l’obligation pyramidale de les appliquer… et qui ont été mis au point par des technocrates dont on se demande parfois s’ils ont jamais été au contact d’enfants, en fonction d’enseignants…procès qui viennent étouffer la créativité pédagogique.
      La pédagogie c’est une invention permanente, invention sans laquelle l’enseignement devient un bachotage plat… Le pire ennemi du savoir. Je vous dis cela parce qu’à plusieurs reprises j’ai entendu l’idée s’exprimer qu’il conviendrait de former les enseignants aux théories dernières des neurosciences. Déjà, former les enseignants, cela ne revient pas à les formater. Parce que si on les formate, ils formateront leurs élèves… plutôt que d’en faire des sujets intelligents, ouverts, capables de réflexion…d’inventivité…de création… Autrement-dit, je crains que la liberté pédagogique ne soit en train d’en prendre un coup. Ne croyez pas que je parle en l’air : J’ai, pendant très longtemps, travaillé au sein de l’école avec enfants, familles, enseignants, conseillers pédagogiques, inspecteurs, rééducateurs, psychologues. Quelle leçon pour moi !!!
      UN INSPECTEUR HORS NORMES :
      C’était à une époque depuis longtemps révolue où chaque circonscription comptait deux inspecteurs différents, l’un pour l’école élémentaire, l’autre pour l’école maternelle. Arrive dans la circonscription un inspecteur de l’école maternelle nouveau venu, Monsieur D… pour ne pas le nommer. Je ne l’oublierai jamais. Jusqu’alors, je n’avais rencontré que des inspecteurs brandissant le petit livre rouge des instructions officielles dont ils s’évertuaient à prêcher la bonne parole et exigeaient une application stricte.
      Je ne les critique pas…Avec beaucoup de dévouement et la meilleure volonté ils tentaient de venir à bout d’une tâche astronomique…impossible. Je dois même à l’honnêteté de dire qu’ils n’apportaient pas rien. J’étais un tout jeune homme et j’avais le jugement un peu rapide. Mon outrecuidance me faisait regarder de haut ces institutrices de l’école maternelle…avec leurs comptines, leurs gommettes et leurs polycops…leur sieste…J’avais un peu le regard de l’homme politique dont je vous parlais plus haut.
      Ce Monsieur arrive et, en guise de conférence pédagogique, il exprime sa curiosité… il demande aux enseignantes dont il avait la charge, de bien vouloir, en quelques pages, exposer leur expérience de praticienne…leur projet…les visées de leur enseignement…leurs difficultés…leurs réussites etc. …et d’en faire part à l’équipe. Je peux vous dire que j’ai été surpris par la qualité de la production de ces maîtresses.
      Cette pratique a bouleversé le fonctionnement de l’institution. Cette expérience a changé mon regard. Je me suis mis à travailler avec un bon nombre de ces institutrices…et, auprès d’elles, j’ai beaucoup appris.
      Je crois que s’il est vrai que nous ayons, chacun à partir de nos compétences propres, quelque chose à apporter aux enseignants…ils ont aussi beaucoup à nous apprendre à les écouter. Et je me rends compte que l’on ne pourra rien leur apporter jamais, sans les avoir au préalable écoutés.
      Je crois même que l’aide la plus efficace que nous puissions leur tendre, pourrait revenir plutôt à les accompagner à la découverte…l’invention…de leurs propres solutions, aux problèmes qu’ils rencontrent dans l’accomplissement de cette tâche si exigeante qui est la leur.
      Certains d’entre eux sont remarquables dans leur capacité d’accueil de la symptomatologie des enfants qu’ils reçoivent. Je voudrais vous rendre compte de deux expériences professionnelles qui m’ont été rapportées comme un récit de vie :
      Une Assistante Sociale :
      Elle travaille dans un CMPP. Sa fonction consiste à soutenir le lien avec les familles et les institutions qui adressent les enfants au lieu de soin… L’école primaire pour l’essentiel.
      Elle se rend ce jour-là dans une école élémentaire qui reçoit un jeune garçon pris en charge par sa structure de soin. Cet enfant ne supporte pas le regard de l’autre. Cette situation le met en état d’angoisse et d’agitation.
      S’il lui arrive de participer aux équipes de base, cette assistante sociale me paraît préférer un style de relation plus intime aux institutions…Plus informel.
      Elle rencontre directement la maîtresse de cet enfant. Elle fait profil bas… Par stratégie ? peut-être…J’aurais plutôt tendance à la croire convaincue de son non savoir… que quelque chose lui échappe, qui peut peut-être se dévoiler à l’occasion de la rencontre qu’elle a sollicitée, et aider à une prise en charge d’un soin particulièrement difficile… Qu’elle a à apprendre de l’autre…d’un autre lieu.
      C’est ce qui s’exprime dans sa demande au professeur : Il serait utile à l’établissement de soins de savoir comment cet enfant se comporte à l’école et, plus précisément, au sein du groupe classe.
      La maîtresse explique alors l’embarras dans lequel la plonge son élève. Il la fait dit-elle culpabiliser. ??? Et de s’expliquer : Elle a reçu un nouveau meuble pour sa classe. Le carton d’emballage est resté au fond de la pièce et, son élève, n’a rien trouvé de mieux que de s’y réfugier…connaissant son problème elle a laissé faire. C’est de ce « laisser faire » que se sustente sa culpabilité.
      Comment j’ai compris cette culpabilité :
      Il y a le regard de l’Autre, ici aussi : le directeur, les parents…Et puis les élèves…Qu’est-ce que c’est que ce privilégié, ce passe-droit qui peut faire exception au discours à l’œuvre au sein du milieu scolaire : le discours du maître. Et surtout, comment elle, peut-elle s’arranger avec ce discours du maître dont elle a, d’une certaine manière, pour fonction institutionnelle de le mettre en œuvre et de le garantir. Elle est sur les charbons.
      L’assistante sociale par sa simple intervention, son écoute, va la soutenir dans son acte « subversif ».
      Apparemment le garçon en question a fini par sortir de son carton qui, tout de même, est resté au fond de la classe…Et c’est là que peut-être se situe l’expression la plus avérée de la délicate finesse de cette maîtresse.
      Voilà un petit bonhomme auquel on a permis de se protéger d’une peau artificielle, le temps qu’il lui a fallu pour s’en constituer une propre… un intérieur et un extérieur… une peau psychologique par le subterfuge d’un vulgaire carton d’emballage. Il y a des enfants qui conservent longtemps la conviction que l’on peut lire dans leurs pensées.
      On aurait pu l’extirper de son intérieur factice manu militari. Ça n’aurait sans doute pas eu le même effet. Certes l’institution aurait gagné au forcing…mais qu’aurait-elle gagné ? …et qu’aurait-elle perdu ? … qu’aurait aussi perdu cet élève au comportement si particulier. Le problème étant que, le plus souvent, chaque année, les élèves rencontrent un maître nouveau… différent ??? Comment va se passer le relai ?
      Un professeur des écoles en ULIS :
      La deuxième situation que je voudrais vous décrire, ce que j’ai cru en entendre bien évidemment…que l’on me pardonne si mes oreilles défaillent…est celle évoquée par une institutrice qui travaille en ULIS. (Unités localisées pour l’inclusion scolaire). Ce sont des structures scolaires à petit effectif, qui fonctionnent au sein de l’école, pour accueillir des enfants qui présentent des difficultés les plus diverses de scolarisation. Elles ont remplacé les CLIS qui, elles-mêmes, avaient remplacé les classes d’adaptation qui, à leur heure, les classes de perfectionnement.
      On demande à cette institutrice d’intégrer dans son groupe un élève très particulier. Dans le milieu scolaire, il se distingue par un mutisme total…personne n’a jamais entendu le son de sa voix passée la porte de l’école…avec les incidences qui s’en déduisent sur les apprentissages scolaires. On lui confie donc cet élève avec, en filigrane, la mission qui se dessine : lui faire trouver l’usage d’une parole « scolaire ».
      Cette dame aurait pu se « précipiter » sur lui, le solliciter, lui tendre la perche de la parole de manière soutenue…se fixer pour objectif prioritaire de le faire parler. Pas du tout. Elle adopte la stratégie inverse et s’applique même à ne le confronter en aucun cas à sa difficulté.
      Elle a donc, dans sa classe, un élève non parlant…Dont acte.
      Un jour, dans la cour de récréation éclate un pugilat entre cet enfant et un autre de ses élèves…ils en viennent aux mains…il y a un peu de casse. Les choses se règlent en conseil de classe. L’élève qui a chargé, se plaint amèrement de notre petit « muet ». La maîtresse se tourne alors vers ce ce-dernier et lui dit quelque chose comme… J’ai entendu ce qu’a dit un tel… ? Rupture émotionnelle et un torrent de mots pas tous très jolis. Ce qui ne lui est pas reproché.
      Résultat des courses, depuis, cet enfant s’exprime volontiers. Sans doute a-t-il expérimenté qu’il y a quelque avantage à se faire entendre et que la parole peut servir à ça. Au moment de l’exposé de son institutrice, il avait pour projet de prendre la parole au prochain conseil de classe, pour dire ce qui ne va pas dans cette école.
      Vous savez ce que représente pour moi l’école de la république. Je lui dois tout. Je suis un inconditionnel de l’école. Négliger l’école primaire, c’est s’essuyer les pieds sur la société de demain…Quelle société voulons-nous ? Une société de marcheaupas ou une société de sujets pensants. Je supporte mal que l’on bave sur ses enseignants. C’est un métier extrêmement complexe…éreintant. Merveilleux et éreintant.
      Le travail mené par les personnes que je viens de citer me paraît remarquable d’intelligence et de simple humanité…parce qu’elles savent recevoir les sujets qui leur sont confiés avec leur symptôme. Elles ne se précipitent sur ces formations psychologiques pour les éradiquer, pour les rééduquer, les conformer, les adapter…
      Qu’est-ce qu’un symptôme en psychologie ? … Rien à voir avec ce qu’il représente en médecine. C’est précisément ce que produit tout sujet, sans exception, pour faire lien social. C’est-à-dire qu’il se génère du travail de mise ensemble de notre singularité avec les exigences de la communauté. L’arracher brutalement à un enfant revient à l’extirper du lien social…aussi bien qu’à un adulte d’ailleurs… Même si par cette pratique brutale on rend conforme les individus à ce qui est socialement attendu. Une psychothérapie n’est pas une sociatrie.
      Alors ça a une conséquence…plusieurs même…
      Nous sommes tous des êtres de langage. Et, partant, nous nous sommes, tous autant que nous sommes, fabriqués une construction symptomatique.
      Chacun d’entre nous est amené à essayer de loger cette construction à même celle des autres. Ce n’est pas toujours très simple.
      C’est pour cela que je suis gêné par le concept de bienveillance. Je vais essayer de m’expliquer. Cette bienveillance, dans ce qui nous intéresse, s’adresse aux enfants qui présentent une certaine symptomatologie qui peut se résumer par les termes de troubles spécifiques. Cette appellation me semble désigner des enfants dont on pense qu’ils présentent un dysfonctionnement cérébral. C’est un peu comme si nous, les normaux, nous étions symptomatiques, si nous devions faire preuve de générosité envers eux…depuis notre normalité cérébrale ? Cette bienveillance-là me fait trop penser à de la condescendance. Pourquoi notre cerveau serait-il plus, normal, plus, mieux fonctionnant que celui de ces enfants.
      D’autre part, nous avons tous un corps…tous un cerveau. Le cerveau fait-il parti de notre corps ? La réponse est oui…à moins de me tromper. Si c’est le cas je suis prêt à revenir sur ce oui. Alors je sais bien que la pensée, le langage, la parole ça passe par là. Cependant le cerveau ne sécrète pas le langage… la parole…la pensée…comme le foie sécrète la bile.
      Je pense que vous n’êtes pas sans connaître l’expérience de l’empereur Frédéric II de PRUSSE. Au XIII ème siècle je crois…Vous allez voir c’est un précurseur…C’est un polyglotte je crois qu’il parle 7 ou dix langues dont l’arabe et l’hébreu. Il se pose la question de savoir quelle est la langue naturelle de l’être humain. Comme il ne recule devant rien, il propose le dispositif expérimental suivant : Il installe six bébés dans une pouponnière et donne la consigne aux nourrices de leur prodiguer les soins matériels habituels qui conviennent. Rien ne manque : alimentation, sommeil, hygiène.
      Par contre interdiction formelle de leur parler. Ces enfants n’entendirent jamais le moindre son de voix. Quel choix linguistique allaient donc faire ces enfants ?
      En fait ils n’en firent aucun. Pas un seul n’accéda au langage. Tous dépérirent et finirent par mourir.
      Le langage faut-il le rappeler est vital pour l’enfant…et on pourrait dire qu’il se greffe de l’extérieur. Gardons-nous de reproduire de telles expériences.
      Les DYS :
      Je voudrais vous dire en toute sincérité…Permettez-moi ce rapport à votre personne…Sans cela ce n’est pas la peine… à quel point cette appellation m’étonne… Je suis très attentif et il ne m’a pas échappé le néologisme qui s’est glissé dans votre compte-rendu… Celui de « dysficulté » … à entendre pour difficulté.
      J’ai cru comprendre que ce terme recouvrait les difficultés spécifiques liées à un dysfonctionnement supposé cérébral… Des troubles qui seraient donc liés à une Dyscérébralité.
      Je vais essayer de vous rendre claire ma position par rapport aux neurosciences. Tout d’abord trois idées :
      La première est que, même si je ne partage pas, tant s’en faut, tous les postulats de cette discipline, il n’en demeure pas moins que je me refuse à l’ignorer. Je peux entendre les arguments qu’elle développe sans colère, ni indignation.
      La deuxième est que je désapprouve la tendance dont je fais le constat dans certaines écoles de psychanalyse, ou orientations psychologiques, qui consiste à demeurer dans leur discours ambiant…dans l’entre soi… en adoptant un discours défensif face à cette discipline, sans parfois jamais avoir pris une connaissance approfondie de ses découvertes et de son argumentaire. Je ne me sens pas menacé par les découvertes qui sont faites sur le fonctionnement cérébral…même si l’usage abusif qui en est fait n’est pas sans m’inquiéter.
      Une troisième est que je suis toujours méfiant lorsqu’on se croit obligé d’ajouter un qualificatif au terme science : Les sciences dures, les sciences molles, les sciences humaines, les neurosciences etc. La science est pour moi une position éthique, que je peux observer chez les plus grands savants ou chercheurs… rien de plus.
      Mais revenons aux neurosciences. Je crois que nous avons un corps. C’est notre porte-vie…Notre prête-vie… Il nous faut le rendre au bout du compte, capital et intérêts.
      Nous l’habitons d’une certaine manière. La religion nous dit qu’à la mort notre esprit quitte le corps. J’ai plutôt l’impression que c’est lui, le corps, qui nous quitte dans ce moment définitif… qui nous abandonne.
      Si j’en juge par ce qui nous attend au bout du chemin je me dis que ce corps, d’une certaine manière, c’est peut-être notre cercueil… que nous habitons depuis notre conception.
      De la dégénérescence cérébrale :
      J’ai eu l’occasion récemment d’accompagner une personne atteinte de la maladie de Creutzfeldt-Jacob. J’allais le voir quotidiennement à la clinique où il était hospitalisé. La proximité avec mon cabinet me le permettait. Ça a duré six mois. J’ai fait des pieds et des mains pour le maintenir dans le langage. Je ne savais pas quoi inventer. Je me demande si les infirmières ne me prenaient pas pour un fou. Petit à petit, il a désinvesti les échanges langagiers, ne parvenant plus à articuler les mots, jusqu’à devenir mutique. Son décès n’a pas été long à survenir. J’ai été, sur ce coup-là, aussi impuissant que les neurosciences…C’est pourtant là que je les attendais. Je ne peux rien face aux dégénérescences cérébrales, si ce n’est, peut-être, les ralentir, en retarder le plus possible l’échéance néfaste définitive…déjà la mienne… et accompagner les patients dans leur souffrance…Ce qui n’est pas rien…à moins de considérer les personnes en souffrance comme de pures mécaniques à réparer en cas de dysfonctionnement…ou à sédater. Or, nous sommes des êtres parlants…C’est pour moi une vrai difficulté, source d’inquiétude, qu’il me faille le rappeler de plus en plus souvent. Si j’avais un souhait à formuler, c’est que les neurosciences, puisqu’ ainsi il les faut appeler, progressent le plus rapidement possible…
      Les personnes atteintes de la maladie de Parkinson ou d’Alzheimer par exemple en profiteraient grandement. La seule chose qu’il nous soit possible, nous les psychothérapeutes, c’est d’accompagner ces personnes qui ont ces maladies, tout au long de leur évolution qui le plus souvent présente une issue fatale. Accompagnement leur permettant d’exprimer leur subjectivité le plus longtemps possible…jusqu’au bout si possible…lorsque l’environnement socio-médical nous le permet.
      L’épilepsie et la colocation :
      Je voudrais encore vous transmettre cette expérience qui pour moi a fait école à un point que je n’aurais jamais cru. C’est tout récent… Ça se passe dans un établissement recevant des enfants et adolescents épileptiques. La psychanalyste qui les prend en charge sur le plan psychothérapique a, en entretient, une jeune file d’une quinzaine d’année qui souffre d’épilepsie. Enfin souffre…il faut le dire vite…Il faut voir comment ce bout de femme s’en débrouille. Elle veut devenir médecin.
      Je crois qu’il n’y a pas plus cérébral que l’épilepsie. Quelle que soit sa forme ou ses causes, elle impose à un sujet des manifestations corporelles incontrôlables. D’une certaine manière c’est son corps qui lui échappe malgré lui… le plus souvent sans prévenir…au moment où il s’y attend le moins.
      Je ne vois pas très bien ce que pourrait faire ma consœur contre cette cérébralité qui se débride par instant. Cependant, je ne suis pas encore revenu de ce que j’ai entendu de la bouche de cette jeune fille…Vraiment : « Ma maladie c’est ma colocattrice ». Autrement-dit nous habitons la même maison, le même corps. Donc, ça crée une exigence cette cohabitation. Toute colocation demande un petit supplément d’attention et de respect. Mais on voit aussi à quelle distance cette façon de dire place son mal.
      Jusqu’à ce que je l’entende dire à n’en pas croire mes oreilles : « Ma maladie c’est comme ma sœur jumelle ».
      Vous comprendrez facilement que la force de cette formulation puisse m’émouvoir. Une sœur jumelle, c’est quand même un être avec lequel on a des rapports privilégiés. Quelqu’un dont on se sent proche. Qui n’est pas nous, certes, mais dont nous avons une bonne connaissance… une proximité… Elle l’a dit une fraternité… mais c’est plus que ça… jumelle… une familiarité… une complicité. Et, en même temps, si c’est sa sœur jumelle, ce n’est pas elle. Ça a l’air d’un détail, et pourtant c’est d’une très grande importance, parce que si ce n’est pas elle, elle n’est pas malade… sa maladie elle l’a…Comme on a une sœur jumelle… Elle ne l’est pas. C’est une façon de dire plutôt que « je suis épileptique », « j’ai une épilepsie » …comme on dit j’ai la grippe… j’ai un corps.
      Ce qui me frappe chez cette jeune fille, c’est sa capacité d’à la fois apprivoiser sa maladie, et de la maintenir à distance…de n’y être pas dedans jusqu’au cou.
      Je trouve le travail de ma consœur plutôt remarquable qui lui a permis une élaboration aussi poussée. Parce que ses paroles, elle ne les lui a pas soufflées. Elles ont surgi à ma grande stupéfaction à même la séance. Ça lui est venu.
      C’est parce que de ces paroles cette jeune fille en est l’auteur, qu’elles ont pour elle une valeur psychothérapique. Si on les lui avait suggérées, ou si on lui avait servi ces propos comme un conseil, la bonne soupe d’un spécialiste averti, d’un qui sait pour l’autre, ça n’aurait pas eu le même effet. Sa maladie est entrain de cesser d’être un tyran persécuteur et insupportable contre lequel il convient de se battre. Je crois qu’elle a cessé d’être un handicap…ce handicap elle l’a certes. Handicapée elle ne l’est pas. A moins que l’institution ne le lui rappelle un jour… qu’elle l’est… en la plaçant sous cette étiquette pour justifier de lui délivrer une allocation à ce titre… : « Adulte handicapée ».
      Lorsque je reçois des enfants dyslexiques… j’aimerais bien qu’ils me disent j’ai une dyslexie, plutôt que je suis dyslexique.
      Je m’explique, c’est un peu long … j’en ai conscience…Je m’excuse…Mais j’ai encore beaucoup à vous dire.
      Je trouve déplorable la guerre qui sévit actuellement à bas bruit…enfin…plus ou moins bas… Entre les tenants des positions extrêmes de certains psychanalystes aussi bien que de certains éducateurs ou de certaines écoles de psychologie ou de certains scientistes.
      Pour moi, tout enfant, quelles que soient ses difficultés, a le droit de recevoir une éducation, un enseignement. C’est une chance pour lui… et un devoir pour nous… Surtout si c’est bien fait…et c’est aussi une chance pour nous tous… Et c’est aussi une chance lorsqu’il lui est donné de rencontrer un psychothérapeute…bien orienté…C’est à dire qui, lorsqu’ il le reçoit, ne reçoit pas un cerveau…Ni un comportement à redresser…et lui ouvre la porte d’une élaboration subjective.
      LES DYS ET L’EDUCATIF
      J’ai remarqué c’est argument qui à mon avis ne tient pas :
      L’origine supposée des difficultés des enfants dit DYS n’aurait rien à voir avec des problèmes éducatifs ai-je entendu…éducatif, ici au sens large… c’est-à-dire tout ce qui est imputable au milieu… Elle serait à mettre au seul compte de cerveaux défectueux. Pourquoi pas. Cependant il faut remarquer que, comme pour l’instant, malgré les ambitions et espoirs brandis par les tenants du transhumanisme, il est encore impossible d’effectuer une greffe de cerveau ou de le traficoter suffisamment pour le normaliser…le conformer… chacun d’entre nous est bien obligé de faire avec le cerveau qu’il a. Et, la seule chose que nous ayons trouvée à ce jour, c’est de faire appel à des spécialistes… des spécialistes de quoi ? … de l’éducation, précisément… les rééducateurs…de toutes sortes. J’en reçois en analyse ou en supervision…des orthophonistes surtout. Je remarque, au moins pour ceux que je rencontre…celles…ce sont surtout des praticiennes…que leur premier souci est de favoriser l’élaboration d’un lien transférentiel fort…un lien d’écoute et de parole. Je m’aperçois que beaucoup de choses passent par là… Tant et si bien que je me demande si ce n’est pas là l’essentiel.
      Je voudrais aussi vous dire que le concept de prévention m’interroge. Je crois qu’on ne peut prévenir une difficulté. Il me semble qu’on ne peut qu’en faire le constat…Après quoi il nous reste à rechercher avec l’enfant les situations qui permettent d’y remédier…pas sans lui…en évitant autant que faire se peut de laisser les choses s’enkyster. Le moins possible en tous cas.
      Des questions aussi qui me sont venues quant aux neurosciences elles-mêmes. Je vous les préciserai plus tard. J’ai besoin de beaucoup y réfléchir. Je pense que la vulgarisation de ces travaux, comme toute vulgarisation, présente de graves inconvénients…un vrai danger. Je crains qu’elle ne transpose sur le terrain, dans la chair de nos institutions, des conceptions qui fonctionnent comme une idéologie. Ces conceptions peuvent s’entendre de la part de chercheurs qui ont une position de scientifique…qui, de ce fait, travaillent à partir d’hypothèses. Eux ne s’y trompent pas. Je crains que sur le terrain il n’en aille pas de même. Il est toujours dangereux de prendre des hypothèses pour des faits.
      En lisant ton texte l’idée m’est venue que peut-être ce travail qui ne t’était pas destiné pouvait t’intéresser.
      Raymond RIVALS

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